Moi, je parle trop. Enfin, surtout à mon mari. Je le fatigue psychiquement — c’est moi qui le dis, pas lui. Parce que l’enthousiasme, c’est certain, on aime ça; mais quelqu’un qui éprouve le besoin de partager l’intégralité de ses idées en temps réel, ça peut devenir écrasant. Au demeurant, il s’agit de l’une de mes résolutions pour la nouvelle année: ne plus énumérer à Yvan le monceau de réflexions qui me traversent l’esprit en quasi-permanence. Comment m’atteler à ce défi extrême? Je parle trop car je pense trop; voilà le problème, à la base. Méditer m’aiderait, mais je ne médite pas. Que voulez-vous: parfois, on évite ce qui est bon pour nous, et ça prend un petit chemin avant de se l’autoriser. En attendant, si je veux changer, il va me falloir trouver un moyen de discipliner mon mental.
Et donc, parce que je parle trop, j’avais déclaré à mon collègue Sénèque que j’écrirais une nouvelle le mettant en scène, alors qu’on se connaissait à peine. Depuis, il me demandait de temps en temps: «Où est mon histoire?» avec un sourire coquin.
La voici.
Je ne suis pas une personne particulièrement observatrice, aussi, grande fut ma fierté lorsque je remarquai que Sénèque avait coupé ses cheveux (il me le confirma). Vous me direz: à moins de travailler avec cent quatre-vingts collègues, il n’y a pas de quoi s’inscrire au Guinness des records. Il faut cependant garder à l’esprit que j’étais incapable de nommer la couleur des yeux de mon futur époux après six mois de fréquentation. Ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à lui — au même titre que ce n’est pas parce que je parle trop en présence d’Yvan que je ne lui offre pas une oreille attentive. Il se trouve simplement que je ne donne pas assez d’importance au corps. Preuve en est une douleur persistante dans le bras droit, pour laquelle je refuse de payer d’exorbitantes séances de physiothérapie.
La semaine qui suivit sa coupe de cheveux, Sénèque arbora une fine barbe; et cette dernière disparut par la suite au profit d’une moustache (qui lui donnait plutôt fière allure, ma foi). Lorsqu'il se rasa le crâne, je m’exclamai:
— Sénèque, tu changes tout le temps d’apparence!
Mots qui le firent rire; quant à moi, ils me servirent de déclic — j’utiliserais cette anecdote comme point de départ à mon texte.
Que savais-je de Sénèque? Humm, que c'était un écrivain latin, enfin, romain? Originaire d'Haïti, mon collègue travaillait beaucoup, souvent six, sept jours par semaine. Discret, patient et sympathique, il avait le sens de l’humour; d’ailleurs, il accueillait mes mini-farces avec finesse, et visionnait parfois des vidéos comiques. Libre d’inventer ce qui bon me semblait, je me figurai qu’il travaillait ailleurs sous une autre identité, afin de cumuler les heures sans alarmer le fisc. Pourquoi pas détective privé? Et le look du jour visait à brouiller les pistes.
Bon, en vérité je n’imaginais pas de complots embrouillés. Vraisemblablement, il testait différentes apparences jusqu’à s’estimer à son meilleur avantage. Selon moi, il faisait preuve de coquetterie; je trouvais ça sympa.
D’accord, pour être totalement honnête, je présumais qu’il se cherchait une copine sur Internet. Ce n’est pas que je ne pense qu’au couple: vivre seul me semble un art non moins honorable que vivre en couple. C’est plutôt que j’aime quand les gens aiment. Enfant, je supportais la pénibilité de la messe catholique à laquelle mon père me traînait — il n’est pas impossible que cela ait contribué à forger ma spiritualité actuelle, même si je vis celle-ci hors des murs d’église.
Aaah, ces paroles, toujours les mêmes, dont je ne comprenais que la moitié… une amie à l’école croyait fermement que «mangez-en tous» et «buvez-en tous» étaient des formules. Jésus prit du pain; et, après avoir rendu grâce, il le rompit et le donna aux disciples en disant: mangézentouss. Et les prières, psalmodiées par un public aux expressions faciales empreintes de gravité... Personne ne se rendait-il compte du stupéfiant contraste qu’il y avait à chanter «Jésus est vivant, réjouissons-nous» d’un ton lugubre? Plus d’une heure sans bouger, ni lire, ni parler… heureusement, après cela venait le moment qui rachetait tout, à la manière du son de cloche à la fin d’Andreï Roublev, le film de Tarkovski. En effet, le prêtre exhortait le public à se donner la paix. Tels des bâtons étincelles qui pétillent pendant une minute ou deux, les pratiquants s’illuminaient d’une gentillesse intérieure, le temps de serrer des mains alentour — même celles d'inconnus: voilà ce que je trouvais fantastique. Une succession de sourires doux, la transmission d’une joie jaillie d'une source inépuisable.
Dans le même ordre d’idées: souhaiter une bonne année aux personnes que l’on croise en rue le premier janvier. Regarder une foule éclair, ou flash mob (impossible sans pleurer à chaudes larmes). J’affectionne aussi les émissions de télé-réalité sur le thème de l'amour, au cours desquelles des participants apprennent à se connaître et, le cas échéant, à se témoigner écoute, respect, émerveillement peut-être. J’adore repérer ce qui déclenche des sentiments si prodigieux; comment des individus un minimum bien dans leur peau, en tout cas suffisamment construits pour être capables d’aimer, en viennent à créer un lien avec un autre être humain.
Cela étant dit, je possédais d’authentiques raisons de supposer que mon collègue désirait rencontrer quelqu’un. De un, je le savais célibataire depuis que nous avions un jour conversé à propos de nos statuts maritaux respectifs. De deux, un je-ne-sais-quoi dans l’attitude générale de Sénèque me laissait croire qu’indépendamment de son impassibilité, il n’était pas du genre à attendre indéfiniment que les circonstances s’alignent avant d’agir: tout d’abord, il avait immigré — comme moi, soit dit en passant. Ensuite, il travaillait beaucoup. Euh, comme moi à son âge. Puis, depuis quelques mois, il s’occupait seul de son fils adolescent, et cela devait bien dire quelque chose à propos de cet homme.
Sûr que si Sénèque en était là de son cheminement, je me montrerais réceptive à la confidence. Que ne donnerais-je pour pouvoir ausculter son profil en ligne! Je me visualisais déjà en train d’analyser les candidates, valorisant les qualités qui le méritaient (pour peu que je mette en veilleuse mon fastidieux esprit critique). Je m’offrirais également pour écarter les détails insignifiants; comme disait ma grand-mère, lécher son couteau ne constituait pas à proprement parler un motif valable pour éliminer un-e candidat-e.
Quand j’annonçai à Sénèque que j’avais commencé ma nouvelle, il voulut en découvrir le contexte.
— Ça raconte quoi?
— Euh, ça part du fait que tu changes souvent d’apparence physique… la narratrice s’imagine que tu es détective privé après ta journée ici.
— Tu crois que c’est pour ça?
— Euh, non, je ne le pense pas.
— Tu crois que c’est pour quelle raison?
— Parce que tu voudrais rencontrer quelqu’un en ligne!
— Ah ah, ce n’est pas pour ça. Mais, je vais te dire, si tu veux.
Et avant que je songe à l’interrompre (question de préserver mon inspiration), il m'expliqua. Son fils Alovy, arrivé trois mois plus tôt d’Haïti. Ils ne s’en étaient pas aperçu précédemment — ils se coiffaient de la même façon. Or pour Sénèque, il ne s’agirait pas de jouer au papa-copain à moitié ado. Il tenait à incarner son rôle de père; affectueux, oui, responsable aussi. Peut-être que pendant qu’il testait des coiffures, Sénèque choisissait tranquillement la manière dont il assurerait cette fonction importante.
Je n’aurais pas pu élaborer plus belle fin.