Santa

Pourquoi? Il ne sait pas. Cette année, pour la première fois depuis bien longtemps, il éprouve le besoin de vérifier. Peut-être cela vient-il d'un rêve oublié dans la nuit. En réalité, se dit-il avec un peu de gêne, il aurait dû contrôler plus régulièrement. Parce que les choses sont censées bien se passer ne signifie pas pour autant que ce soit le cas.

Reprenons-nous, pense le vieux bonhomme en boutonnant son manteau sur son ventre. Maintenant il serre son épouse dans ses bras, un baiser, et le voilà parti dans la neige épaisse. Percevant sa présence, les rennes s'ébrouent. «Oui, mes amis, nous sortons. Non, pas notre promenade habituelle. Regardez, j’ai fait le plein d’écorces fraîches et de mousse.» Le gros homme se hisse dans le traîneau. «Hue les gars», s'écrie-t-il en administrant un coup de fouet au fringant attelage. 

Au bout de quelques heures, le traîneau arrive à destination. Calfeutrées dans un hangar à proximité de l’aéroport, les bêtes se reposent. Alors que le soir tombe, le vieil homme marche en direction des arrivées. Dehors, une longue file de personnes habillées de couleurs sombres patiente dans l'attente d'un taxi. Plusieurs frappent du pied contre le sol, l’air frigorifiées. La plupart examinent des télécommandes. Tiens, s'étonne Claus: personne ne lui prête attention — dans le temps, les visages s'illuminaient sur son passage.

Un quart d'heure plus tard, il grimpe dans une voiture.
— Oui?
— Euh... Bonjour, mon ami!
— Oui, bonjour, bonjour, Père Noël. Où est-ce que vous allez?
— Au centre-ville, s'il te plaît.

Le conducteur démarre en trombe. Il n'y a pas de temps à perdre: ce soir, c'est la veille de Noël. 

Comme le territoire a changé! pense Santa. De gigantesques panneaux installés le long de la route arborent des images plus exubérantes les unes que les autres. Sur celle-ci, un couple ultra-souriant transforme de la nourriture à l'aide de matériel dernier cri. Ça fait beaucoup d’appareils, quand même, songe le gros homme en visualisant sa modeste cuisine. Sur la photo suivante, des enfants bien portants ouvrent des dizaines de somptueux cadeaux. Disons qu'il y a un progrès dans la décoration des voies de circulation, concède le visiteur.

À mesure que la voiture se rapproche de la ville, l’électricité semble gagner en importance. Guirlandes clignotantes couronnant les rues, jardins envahis de créatures gonflées d’air chaud, bougies artificielles aux fenêtres. Même les façades des immeubles à bureaux schématisent des sapins.

S’engageant dans des ruelles de plus en plus sinueuses, le chauffeur évite, parfois à grands coups de klaxon, des grappes de gens qui marchent en plein milieu du chemin. Finalement, il stationne son véhicule aux alentours de la Grand-Place.
— Ici, ça va?
— C'est parfait, bredouille Santa en ouvrant la porte. Merci mon cher! Bon Noël pour vous!
— Eh, Santa! C'est pas le ciel ici. Vous me devez une jolie somme d'argent!

Stupéfait, le gros homme s'immobilise. De l'argent? À l’avant, le chauffeur s'impatiente. Santa décroche la montre de son poignet.
— Tiens, déclare-t-il en offrant la montre au jeune homme. Elle est en or.
— Oui, on dit ça. Tu m'as bien eu. Fous le camp, salopard.

Humilié, Santa descend du véhicule. Quand il glisse sur le trottoir verglacé, la voiture est déjà loin. Heureusement, un passant se précipite pour l'aider.
— Allons, allons, mon bon monsieur, dit celui-ci. Vous avez encore du boulot ce soir. Courage, ajoute-t-il en guise d'au revoir.

Ouf, pense Santa. Tout n’est pas perdu.



photo © Simon Lohmann