Changer de vie, je l'avais déjà fait. À vingt et un ans, mon diplôme de cuisinière en poche, j'avais élu domicile en Ombrie, à deux heures de voiture de Rome. Mon projet de fin d'études, une salade d’aubergines confites aux abricots et au tofu mariné au citron et au sel, avait gagné un prix, ce qui m'ouvrait des portes. Obtenir un poste dans un restaurant gastronomique de Gubbio ne fut pas difficile.
Bouger me sembla dès lors d'une facilité ludique, au point que je remis le couvert trois ans plus tard. Il faut croire que je suis prédestinée au changement, parce que quand je suis éloignée de mon entourage, je n'y pense tout simplement plus. Est-ce dû à mon enfance étouffante, à laquelle j'ai tant rêvé d'échapper? La vraie difficulté, c'est d'expliquer mes intentions sans froisser, en peinant le moins possible. Ça, j'ai du mal à le faire. La première fois, admettons. Mais lorsque la colonne de fourmis remonte dans les jambes… il faut réexpliquer. Aux employeurs et collègues. Aux nouveaux amis, qui nous ont fait confiance malgré notre statut de récent immigrant, susceptible de ne pas rester. À l’amoureux dont on brise le cœur, et qui se sent parfois responsable, de surcroît. À la famille de l’amoureux. Aux proches d'origine, qui interrogent, voire jugent nos décisions — «Ne seras-tu bien nulle part? Que fuis-tu perpétuellement?».
Les festivités commençaient invariablement par l’examen du globe terrestre. Me questionner sur le genre de climat, d’alimentation et d'environnement naturel qui me tentaient… Sélectionner plusieurs pays, puis déterminer des contrées; lire des comptes-rendus, me renseigner sur les coutumes locales, apprendre la langue, et repérer en quoi je pouvais faire une différence, professionnellement parlant.
Je ne m’offrais pas la lune, je m’offrais le monde. Littéralement.
Polyamoureuse topographique, j'en avais un peu assez de me justifier. Et les témoins placés sous programme de protection, comment disaient-ils au revoir, eux? Ils ne possédaient pas de réseaux sociaux surencombrés, ne passaient pas leur temps à accueillir des gens plus ou moins proches dans leur micro-logement sous prétexte qu’ils vivaient dans un endroit paradisiaque, exotique, ou tout bêtement différent.