Et puis soudain, la certitude se répand en moi comme un charme bienfaisant. «Hélène va m'appeler». Transfiguré, j'émerge de mon songe et savoure les ultimes bouchées du filet de silure. J'étudie mes compagnons de table.
La conversation gravite autour du travail. Malgré une indéniable timidité, ma voisine, Marjolaine, relate ses tâches de voyagiste. Elle organise les séjours de ses clients, des passeports aux vaccins, en passant par la sélection des vols, des hôtels et des excursions. Face à elle, un individu nommé Régis Charron agite les doigts sur la nappe avec impatience. Ce qu’exprime Marjolaine ne l'intéresse visiblement pas. Lorsqu'elle s'interrompt pour reprendre son souffle, il embraie.
— Moi, dit-il, je dirigeais mon service. Trente-deux employés à mes ordres.
En prononçant ces mots, il nous toise à tour de rôle, Albert, Marjolaine et moi. Il poursuit sur le même sujet, sans plus laisser de place à la voyagiste. Promotions, réunions, restructurations… Je l'observe pendant son monologue. Régis Charron parle fort. Il se vante. Il mouille ses lèvres avec sa langue et boit des gorgées de vin rouge.
Je réalise brusquement que les personnes humbles m'attirent. Celles qui cherchent leur place, qui semblent s'excuser en permanence. Je m'oriente vers ma voisine, qui écoute l'ancien directeur avec révérence. Elle sourit gentiment. Elle ne lui tient pas rigueur de sa grossièreté; en a-t-elle seulement conscience? Elle doit avoir bon cœur. Je m'adresse à elle au beau milieu d'une phrase de Charron.
— Vous avez dû collectionner de nombreuses anecdotes, dans votre métier.
Légèrement confuse, elle répond:
— On peut le dire, oui!
— Racontez-m'en une, s'il vous plaît.
— Maintenant? Eh bien, euh... comme ça, je ne vois pas...
Et puis le petit miracle se produit. Elle lève les yeux vers Charron, et une histoire lui vient à l'esprit, à propos d'un monsieur très exigeant que rien ne satisfaisait jamais. Sa femme et lui étaient restés coincés quatre jours dans un village du Nunavut. Le client s'était lamenté sans cesse, tandis que son épouse apprenait des rudiments d’inuktitut et s’initiait à l’artisanat local. Elle avait adoré son séjour, ramenant même un cadeau à Marjolaine. Nous éclatons de rire tous les deux. Charron nous fixe en silence. Une teinte cramoisie colore son visage. Calmement, j'incline la tête en direction de Marjolaine.
— On y va?
— D'accord! accepte-t-elle d'une voix gaie.
Nous saluons les autres convives et filons à l’anglaise. Je dépose Marjolaine chez elle. M'inspirant de sa délicatesse, je la consulte: pourrais-je lui téléphoner? Je note soigneusement son numéro, après quoi je roule dans la nuit jusqu'à mon appartement. Hélène n'a pas appelé, mais je ne m'en rends compte que le lendemain.
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