Le Son d'Inès

Comment faire autrement? En écrivant la musique, Arthur pensait à elle. À sa chevelure spectaculaire, longue, blonde et bouclée; aux talons aiguille qui accentuaient sa stature; à ses petites lunettes rondes.

Inès obéissait à deux lois: elle portait toujours du cuir, et inventoriait systématiquement ses tourments. Le projet actuel ne faisait pas exception. Clairement, chaque étape du processus était plus ardue que la précédente. Entre duperies et coups bas, d’incident en complication, la sculptrice secouait ses boucles en poussant de gros soupirs.

De l'extérieur cependant, Arthur estimait que la production évoluait bien. Les œuvres terminées colonisaient l'appartement de son amie. La bourse obtenue pour la réalisation du projet avait été renouvelée trois fois.

En écrivant la musique, Arthur pensait à elle.

La composition sur laquelle travaillait Arthur devait servir de fond sonore à l'exposition. Inès fournissait peu de consignes, paraissant ignorer de quel emballage orner ses créations. Le musicien considéra plusieurs options. Un son brutal doterait les sculptures d'une modernité inattendue. Une mélodie gracieuse engendrerait une impression de classicisme. Finalement, il conçut une musique puissante. Selon lui, l'ardeur qu'elle inspirait déferlerait jusque sur les statues.

Or, malgré les apparences, il s'avéra que la sculptrice envisageait très précisément les choses. Arthur pouvait désormais en attester. L'apport discret du hautbois? Trop réservé! Un crescendo, dans ce cas? Non, cela rendait l'instrument incisif. Quant au rythme soutenu, Arthur n'y pensait pas! On risquait d'inquiéter les acheteurs potentiels. Les basses à peine perceptibles péchaient par excès de sobriété. Des voix, oui, Inès appréciait l'idée. Toutefois, un ton chaud conviendrait mieux.
Leur collaboration rejoignait-elle dorénavant ces tracas que la sculptrice déplorait au quotidien?

Arthur composait bénévolement. Les critiques l’atteignirent peu; sans état d'âme, il s'exécuta, modifiant des versions impeccables. Seulement, parce qu'il possédait un grand talent, la musique s'améliora encore. Lorsqu’Inès se déclara satisfaite, le musicien avait accompli un chef-d'œuvre.

Le vernissage fut un triomphe.
Dès le lendemain, la presse se déchaîna; quant au public, il assiégea cette salle de concert avant-gardiste.
Des sculptures? Quelles sculptures?
La prodigieuse carrière d’Arthur Langmann avait décollé.



Merci à Yannick Long pour les explications et suggestions musicales
Photo © Zack Smith