Comparaison n’est pas raison

Gravissant les marches qui mènent à mon modeste domicile, je tremble. Ma main gauche ballotte un gobelet de café, supplément crème fouettée et caramel—il faudra bien ça. La droite s’agrippe à l’édition du weekend du Paris Perspective. Une fois chez moi, je dépose le café et le précieux journal sur la table, puis j’octroie un long câlin à chacun de mes chats, histoire de me calmer: aujourd’hui, le célèbre critique littéraire Antoine Duféron dissèque mon roman. Quel honneur!


Oui mais, euh... l’ennui, avec Duféron, c’est qu’il est manichéen. Ou il adore, ou il déteste. Normal: ne traitant qu'un seul livre par semaine, il privilégie ceux qui le font réagir. Il m’a écrit il y a trois jours pour m’avertir que Chasse gardée ferait l’objet de son papier. J’ai eu beau relire le message près de quatre-vingts fois, je n’y ai pas décelé le moindre indice quant à son opinion.

Cette critique, c’est la roulette russe de ma carrière.

Une gorgée de café descend comme du plomb le long de mon œsophage, cimentant mon estomac. Sentant grimper l’anxiété, je m’efforce de prendre du recul. Parce que le parcours de Chasse gardée se déroule discrètement jusqu’à présent, je peux me réjouir de la publicité que ne manquera pas de susciter cet épisode. Les gens seront curieux de savoir de quoi il s’agit, voire d'émettre leur propre avis; ajoutons à cela qu’il existe une fierté à connaître ce dont parlent les médias, et on arrive à plusieurs milliers de ventes supplémentaires.

Sauf si la critique est franchement atroce. Et comme Duféron ne fait pas dans la demi-mesure… Pffft… je déteste ça. La peur, la négativité. Me tracasser pour des ventes. Sans parler de l’humiliation publique...

Non, ce n’est pas ça. La calomnie, voilà ce qui m’atteint le plus. Qu’est-ce qu’il en sait, Duféron, quand il accuse par exemple Régisse Montclair de tweeter pendant qu'elle rédige? Son style manque de soin, cela me paraît absolument défendable de l’avancer. Mais à quoi bon l'insulter, ainsi que les monceaux de fans de Si tu m’as vu? Chacun son genre, moi je dis, à condition que l'offre demeure diversifiée.

Mes pensées s’enchaînent tandis que je tourne en rond dans l’appartement, sous le regard soucieux de mes petits compagnons. J’imagine certains de mes proches répétant avec une joie sournoise d’hypothétiques mots blessants. Parce qu’il y en a qui seront d’accord avec A.D.—même s’ils n’ont pas lu le livre. «Il a raison! Les phrases sont trop longues, les chapitres mal découpés, les personnages irritants!» Ils seront fiers de descendre mon travail, comme s’ils avaient eux aussi remarqué les accrocs débusqués par l'infect cerbère.

Le journal gît sur la table comme la pièce à conviction d'un futur crime. Et soudain, le moment est arrivé. Je ne peux plus attendre. Ou je lis maintenant—ou je panique. Le souffle court, la bouche pâteuse, je dépose si résolument mon café que des gouttelettes rebondissent, comme une pluie acide, sur le Paris Perspective. Je farfouille jusqu’à la section littéraire, décidant brusquement de ne faire qu’une lecture superficielle, afin d’atténuer un éventuel impact négatif.


CHASSE-GARDÉE

LE PRODIGIEUX PREMIER ROMAN D’UN CERTAIN RODOLPHE MOREL

PAR VOTRE DÉVOUÉ ANTOINE DUFÉRON

ALORS LÀ, MESDAMES ET MESSIEURS, JE SUIS ESTOMAQUÉ. CARRÉMENT SUR LE CUL. COMMENT PEUT-ON RÉUSSIR UNE PROUESSE COMME CELLE EXÉCUTÉE PAR RODOLPHE MOREL, JE L’IGNORE, MAIS VOILÀ CHOSE FAITE. UNE RÉCURRENCE DE TROIS COMPARAISONS PAR PAGE, TOUTES EXPÉDIÉES DE MANIÈRE IDENTIQUE PAR L’ENTREMISE D’UN PAUVRE ET UNIQUE MOT, J’AI NOMMÉ L’ÉMINENT, LE SUBTIL, L’ORIGINAL… COMME. LA FARINE COMME UN NUAGE. LA PLUIE COMME LE RIZ AUX MARIAGES. LES PASSANTS COMME DES EXPLORATEURS. JAMAIS ON N’A VU UNE TELLE PROLIFÉRATION COMPARATIVE, L’AUTHENTIQUE EXPLOIT CONSISTANT À AVOIR ÉTÉ PUBLIÉ — ET CHEZ VAUDAGNE, QUI PLUS EST. L’HISTOIRE ? N’EN PARLONS PAS. MANGE-T-ON UN PLAT SERVI DANS UN URINOIR ? IL NE ME RESTE QUE PEU D’ESPOIR POUR L’AVENIR DU MONDE LITTÉRAIRE APRÈS QUE PAREILLE ŒUVRE SE SOIT HISSÉE SUR NOS RAYONS.


Oh—waw. WOOOW! Si je m’attendais… exploit… l’avenir du monde littéraire... Oh, mon Dieu... J’ai... gagné. J'AI GAGNÉ!!!

J’embarque les chats dans une méga-séance de caressage de bedons, suivie d’une distribution monstre de friandises. Quelle heure est-il? Onze heures dix-huit? Je peux y arriver. Je vais surprendre mon critique à son brunch hebdomadaire avec sa clique. Ça rime! On laisse là le journal; je l’encadrerai tel quel, avec sa pluie de café. De toute façon, je vais en acheter vingt autres exemplaires—cinquante!

Oh, je suis tellement soulagé! On a beau dire, hein… ça fait du bien.

Trente-sept minutes plus tard, survolté comme une locomotive en folie, je pénètre à l’intérieur du Ratzinn’. J’identifie la faune habituelle: Luc Charbonneau, Isilde Le Man, Claudia Restreinger, ainsi qu’une poignée d’autres célébrités. En milieu de table, des diffuseurs de lumière éclairent un jeune homme mitraillé par les photographes. C'est forcément à cause de lui que je n’ai pas été convié au brunch, en dépit de ma récente apothéose. Ceci explique cela. Je repère Duféron et fonds sur lui; son visage stupéfait se modifie de manière comique.

«M. Duféron! Cher, cher Antoine. Permettez-moi d’interrompre un instant votre repas…

— Euh…

— Rodolphe Morel. On ne me reconnaît pas encore, mais grâce à vous, c’est sur le point de changer! Du fond du cœur, merci d’avoir sélectionné mon livre pour votre critique.

Je m’exprime probablement un peu fort et avec un peu trop de conviction, car plusieurs personnes se mettent à regarder dans notre direction et nous fixent d’un air amusé. Ok, je saisis! Je n’utilise pas le bon ton. J’y viendrai sûrement—à moins que j’insuffle un peu de simplicité et de spontanéité au sein de l’intelligentsia parisienne. N’ai-je pas déjà commencé par l’entremise de mon roman? Paul Gardin-Lajoie, le présentateur de Lajoie de Lire, tourne vers nous son visage anguleux pour une fois captivé. D’un mouvement discret, il signale à un journaliste de nous rejoindre. Pour l’instant cependant, je tiens à demeurer discret. Je n’ai pas été invité, je peux comprendre cela. Je respecte. Je baisse donc le volume et me dépêche d’achever.

— Vous citez même des passages… Quand on pense aux répercussions, à l’impact de vos mots… Il est si difficile de motiver les gens à lire…

Oui, je l’admets—j’ai complètement retourné ma veste. Je vénère cet homme phénoménal! Pour conclure, je saisis sa main et la presse doucement. Puis je m’éclipse, sans lui laisser l’occasion d’intervenir. N’a-t-il pas déjà tout dit? J’entends vaguement que l’on prononce mon nom, mais je ne déjeunerai pas là. Ça me rappelle trop l’école, en particulier la formation d’équipes au cours de gymnastique: on me choisissait toujours en dernier. Je resterai digne et me contenterai... de mon triomphe!

À l'extérieur, mes pas me dirigent naturellement vers un établissement que j’affectionne, et j’y mange en paix, savourant l’étrange et délicieuse atmosphère de la merveilleuse nouvelle pas encore tout à fait déployée.


Ce n’est qu’après un passage en kiosque, au retour, que je pose à nouveau les yeux sur la fameuse critique.

Euh… non. Non non non non non.

Pourtant, il s’agit bien de mon nom, et du titre du bouquin. Comment…

C’est une blague. Sans trop y croire, je lève les yeux à la recherche de faciès hilares. Fébrile, je m’accroupis, lâche mon paquet de journaux sur le sol et en déplie un troisième, un quatrième, bousculant les pages jusqu’à la section maudite. Une secousse me traverse; larmes et morve fardent mon visage, COMME un maquillage insolite. Ridicule, je suis ridicule. À ce stade, j’ignore ce qui me répugne le plus: l’échec total, ou le numéro de pitre—COMME un clown. Un clown, face à son bourreau. Ah ça oui, il s’en est donné à cœur joie, Duféron. Il lui fallait convaincre son lectorat de ma nullité. Jugé, Morel! Coupable! Idiot!

Des passants agacés me frôlent. On contourne le bonhomme bizarre, sans lui demander s’il va bien.

Je ne m’étais pas rendu compte de ce tic d’écriture. J’ai honte. Ni mes bêta-lecteurs, ni l’équipe de Vaudagne n’ont soulevé ce défaut pourtant si facile à corriger. Il n’en est pas moins réel—des pans de phrases alourdies de comparaisons jaillissent dans mon cerveau. Il me reste juste la force de claquer le lot de journaux dans une poubelle avant de rentrer sous une providentielle petite bruine. Merci, météo empathique: au-delà des hommes, au-delà des velléités de la vie, il existe un monde plus grand. Un monde simple, harmonieux, dans lequel les gens évoluent paisiblement. D’ailleurs, pourquoi ne pas en profiter: si je disparaissais? Je pourrais émigrer. Je vendrais tout et prendrais un studio dans un quartier tranquille de Rome. Je ne me bornerais pas à baragouiner une caricature d’italien: j’apprendrais vraiment la langue, avec un prof local, un natif. Mmmh… il ressemblerait à Nanni Moretti… Je fais peut-être trop de comparaisons, mais on ne me reprochera pas de manquer d’imagination.

Grisé par mon grain de folie, j’arpente résolument le trottoir. Dans le fond, est-ce que je souhaite la validation d’une civilisation comme la nôtre? Une poignée de lecteurs satisfaits me suffit amplement. Moins, mais mieux. J’ai écrit un bouquin honnête, et malgré que je constate avec horreur qu’il comporte un défaut stupide, je peux être fier de moi. La maison d’édition aurait pu me faire retravailler ce point; enfin bon, je ne vais pas cracher dans la soupe. Ils ne s’en sont clairement pas rendu compte et doivent s’en mordre les doigts à l’heure actuelle. Finalement, j’ai bien fait d’insister pour que mon portrait n’apparaisse pas sur la jaquette. J’aurais dû utiliser un pseudonyme.


Une semaine s'écoule, cahin-caha. Un spectaculaire déraillement de train de marchandises dans les Alpes ainsi que l’avènement du petit jeune photographié au Ratzinn’ déclassent mon cas, qui passe relativement inaperçu. Mes proches me gratifient de condoléances et d’encouragements, plus ou moins subtilement. Si un minimum de jalousie de la part de mes consœurs et confrères d’écriture non-publiés me paraît excusable, je prends un malin plaisir à retoucher ma liste d’amis en fonction de la note de sincérité que je perçois ou non dans leur ton.

Le weekend suivant, je n’achète pas le Paris Perspective. En fait, le clan littéraire contemporain me dégoûte désormais, à l’exception de deux-trois bonnes âmes qui ont apprécié Chasse gardée et ont eu la générosité de l’exprimer. C’est ma vieille amie Sofia qui m’appelle la première. Je ne comprends rien à ce qu'elle raconte, alors je descends au tabac du coin et me procure l’horrible journal. Oh...


CHASSE-(RE)GARDÉE

PAR VOTRE DÉVOUÉ ANTOINE DUFÉRON

AMIS LECTEURS, J’AI ÉTÉ MOUCHÉ. MES BRETELLES ONT ÉTÉ REMONTÉES. C’EST LA PREMIÈRE FOIS—LA SEULE, L’UNIQUE—QUE JE TRAITERAI DU MÊME LIVRE AU SEIN DE DEUX ARTICLES DIFFÉRENTS, ET QUI PLUS EST, SUCCESSIFS.

CHASSE-GARDÉE EST BIEN GARDÉE PAR SON AUTEUR RODOLPHE MOREL. JE VOUS DISAIS QUE J’ÉTAIS SUR LE CUL? LE BONHOMME A DES COUILLES! IMAGINEZ QU’IL SE PRÉCIPITE SUR MOI TANDIS QUE JE ME SUSTENTAIS EN PRÉSENCE DE QUELQUES COMMENSAUX AU RATZINN’—J’AI CRU MA DERNIÈRE HEURE ARRIVÉE. OR, NE VOILÀ-T-IL PAS QUE SANS UNE ONCE DE RANCUNE, LE MOREL ME REMERCIE—DU FOND DU CŒUR, ENCORE BIEN, JE CITE. QUEL ACTEUR DE GÉNIE, MESDAMES ET MESSIEURS! HA! EN TRENTE-DEUX ANS DE CARRIÈRE, JAMAIS UNE DE MES INCENDIAIRES N’AVAIT ÉTÉ ACCUEILLIE DE LA SORTE.

IL Y A TROIS CHOSES QUE J’ADMIRE À NOTRE ÉPOQUE SANS VALEURS: L’ÉLÉGANCE, L’ORIGINALITÉ ET LE COURAGE. NOTRE COMPÈRE POSSÈDE LES TROIS.

ALORS JE ME SUIS DIT: AURAIS-JE LOUPÉ LE COCHE? ET JE ME SUIS REMIS À LA TÂCHE. JE DIS LA TÂCHE, PARCE QUE JE ME SUIS REFARCI LES COMPARAISONS SI CHÈRES À NOTRE LABADENS. MAIS SANS SOUFFRANCE, PAS DE PLAISIR, DISAIT LE MARQUIS.

DE CE FAIT J’AI DÉCOUVERT UN ROMAN TOUCHANT. DRÔLE. HABITÉ PAR DE VÉRITABLES PERSONNAGES CAPABLES D’ÉMOTION ET D’ÉVOLUTION.

COMME VOTRE SERVITEUR.

A. D.



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