Confortablement installés dans le lobe frontal du cortex cérébral de leur scribe, Danilo Zanchini et Brice Saint-Lazare devisent de leurs réalités respectives.
Danilo. Donc,
cher monsieur, vous modifiez les livres dont la fin ne vous plaît pas. C’est
culotté. J’aime ça!
Brice. Pas mal, n’est-ce pas? J’ignore ce qui vous anime, mais voilà, moi, je crée. Attention, je ne prétends pas améliorer les œuvres; je les ajuste à mes inclinations. Je ne fais pas preuve d’arrogance envers les écrivistes que je rectifie.
Danilo. Vous voulez dire: les écrivains. Écrivistes, ça n’existe pas.
Brice. Je comprends ce que vous dites, Danilo, ainsi que la raison pour laquelle vous l’exprimez. Cependant, notez bien que le mot écriviste existe, parce que je viens de m’en servir. Même si je demeure le premier et le seul individu à l’utiliser, le mot existe désormais.
Danilo. Soit.
Brice. Par ailleurs, j’ai élaboré «écriviste» parce que je
souhaitais que soit disponible un vocable de genre neutre pour désigner le
métier qui consiste à écrire de la fiction.
Danilo. Un
vocable de genre neutre?
Brice.
C’est cela. Un mot qui n’implique pas de se définir en tant que femme ou homme.
Danilo. Pourquoi pas. Pourquoi pas. Oui, mais euh… est-ce si
important de clamer au monde que l’on se considère neutre?
Brice. Cela
devrait-il l’être moins qu’annoncer que l’on appartient à tel ou tel genre?
Pour moi, il s’agit de se respecter. Si l’on me dit «il», ça ne me
dérange pas. Regardez-moi… la plupart du temps, je porte
des pantalons, à l’exception de l’aube occasionnelle; il me paraît
logique qu’avec ma biologie mâle, on m’associe au genre masculin.
Danilo.
Mais oui. Vous fâchez-vous pour autant?
Brice. Certainement pas. En revanche, si je me déclare écrivain, je me dis homme. Or, il se trouve que comparablement aux personnes à l’identité de genre bispirituelle dans les communautés autochtones d’Amérique, pour ne citer qu'un exemple, je me sens posséder un esprit à la fois masculin et féminin; ou parfois, je me sens davantage relever d'un troisième genre. En tout cas, je n'ai jamais appartenu exclusivement à l’un, ni à l’autre. Alors, je vous pose simplement la question: pourquoi ne m’honorerais-je pas?
Danilo. Vous pourriez utiliser «scribe».
Brice. Vous
avez raison, Danilo, d’autant plus que contrairement à la croyance répandue,
les scribes ne se cantonnent pas au recopiage, ils créent également; au
demeurant, «scribe» se définit comme habile dans l’art d’écrire.
Cependant, dans les cas de composition, le travail se limite à un genre de
commande, que cela concerne les domaines juridique, liturgique, ou le métier
d’écrivain public. Écriviste me convient mieux, surtout que ce terme suscite la
curiosité; il engendre des conversations enrichissantes.
Danilo.
Vous trouvez?
Brice. Scribe,
néanmoins, constitue le terme adéquat pour l’être qui répond aux instructions
que nous lui fournissons vous et moi. En outre, le mot fonctionne aussi sur le
plan grammatical, car notre scribe participe également de l’identité de genre
non-binaire.
Danilo. Je vois. Vous savez, comme vous n’apparaissez que dans une seule histoire, vos pensées vont croupir dans le no man's land...
Brice. [Dans un soubresaut] Certainement pas! Mes réflexions seront connues des lecteurs. Jamais, jamais notre scribe ne se satisfera d'une seule histoire avec un protagoniste tel que moi.
Danilo. Non mais, vous vous prenez pour qui? Je suis déjà le seul, l'unique personnage récurrent. Et puisque vous semblez tout ignorer de moi, sachez que j’interviens au cours de deux micronouvelles exceptionnelles: une expérience vinicole ébouriffante, et un fascinant échange avec un groupe d’hommes d’affaires, en Russie.
Brice. Admettons.
Selon vous, existe-t-il une règle interdisant à notre scribe d'élire plus
d’un personnage récurrent?
Danilo. Oui.
Iel ne compte pas en utiliser plusieurs parce que, comme vous pouvez le
constater en détaillant l’hypothalamus de son cerveau antérieur, notre scribe redoute
que cela génère des attentes non-répondues au niveau du lectorat. Savez-vous qu’iel
avait vu Leonardo DiCaprio s’accrocher à un pilier dans une bande-annonce de Titanic?
La scène a été coupée au montage. Eh bien, au générique de fin, iel était la
seule personne de la salle à croire dur comme fer que Jack avait survécu. Hehe.
Brice. Ceci
dit, notre scribe pourrait dans ce cas envisager de mettre en scène non pas une
multiplicité imprévue, mais une série précise de protagonistes récidivants. Iel
composerait un genre de comédie humaine à la Balzac. Prenons Alberich Legault, le héros de L’Exemplaire d'Oscar
Petitfour. Ne l’imagineriez-vous vivre d’autres aventures?
Danilo. Il
me fait beaucoup penser à vous, Brice. Les lecteurs risquent de confondre.
Brice. Confondre?
Le prénom Alberich contient les lettres du mien; à part cela, je ne nous vois
rien en commun.
Danilo. Vous
êtes tous les deux fantaisistes, sensibles et minutieux. Vous avez l’air chic
et intellectuel, et en même temps, vous vous permettez des cocasseries à la limite du honteux.
Brice. Pas
faux; en passant, merci pour le compliment. Enfin bon, on ne lit pas la même
chose, Alberich et moi. Vous m’excuserez, mais Piège
abyssinien, ce n’est pas Hartmut Rosa.
Danilo. Vous avez des goûts hyper-bizarroïdes, Brice! Vous aimez la pop états-unienne, je le sais: les fiches conservées dans le télencéphale ne mentent pas. Et puis, Rosa n’est pas si difficile à comprendre. Son génie se situe là, d’ailleurs. Idées brillantes et qui tombent sous le sens, exprimées avec suffisamment de complexité pour séduire un public élitiste.
Brice. Mouais.
Danilo. OK, en tout cas, puisque SELON MOI le héros de L’Exemplaire d'Oscar Petitfour vous ressemble trop pour devenir récurrent, je crois fermement qu’il ne réapparaîtra pas. Un autre exemple? Calixte, de Ce Fripon de père Noël pourrait-elle fusionner avec Yaëlle, de Combats Invisibles? Cela réduirait immanquablement leur présence: Yaëlle est dépressive, Calixte pas.
Brice. Adapter
sans dénaturer reviendrait à arrondir les angles sans motif valable. Vous avez
raison. Je serai donc l’unique personnage récurrent, et il ne me reste plus
qu’à prendre votre place au sein de l’une de vos histoires.
Danilo. N’importe
quoi. Danilo Zanchini, s’effacer? le confectionneur de repas somptueux,
le voyageur, l’épicurien? D’abord, pourquoi moi, qui suis implanté, et
pas vous? Et le droit d’aînesse?
Brice. Regardez, on se croirait dans la grotte de Lascaux, un vrai spectacle: les indices recensés sur l’annexe gauche du lobe frontal sont formels. Iel préfère son dernier-né. À propos, ne dit-on pas «après le brouillon, le chef d’œuvre»?
Danilo. Notre scribe aurait le cœur sec à ce point?
Brice. Pas
forcément. Tout passe, tout casse, tout… ne me dévisagez pas comme ça. On
évolue… et puis, vous, Danilo, provenez de l’une des
connaissances de notre scribe, au rebours de Brice, qui obéit entièrement à son imagination — même s’il y a un calque partiel d’un membre illustre de l'intelligentsia parisienne.
Danilo. Le
membre illustre de l’intelligentsia parisienne se borne à particulariser un protagoniste
conçu dans le jardin du type qui a inspiré MON
personnage. Dan avait déposé une paire de ciseaux sur un roman car il redoutait de l’égarer dans l’herbe. De là a surgi l’idée de quelqu'un qui découperait des phrases
dans les livres. Le saviez-vous? Comparé au flanc ou à la côte d’Adam, côté création, avouez que vous repasserez!
Brice. Iel
n’en démordra pas, observez l’espace décisionnel. C’est sans appel. Je dirais
même plus: pour que moi, l'entité récurrente, je récurre
convenablement, il faudra que je remplace plusieurs héros. Mmmh… je commencerai par supplanter
Alberich, qui ne lira plus Piège abyssinien, mais Dynasties
abyssiniennes. Et, contrairement à lui, je ne proposerai pas à un inconnu d’aller prendre un café dans une
succursale de pâtisserie. Il est évident que je
partagerais plutôt une infusion bouquet de sous-bois humide dans un salon de thé de musée.
Danilo. Quant à moi, je choisirai un whisky dans un club de jazz — quoiqu’en compagnie d'une inconnue stylée, j'accepterais la plus odieuse lavasse!
Brice. Voilà qui confirme qu'en dépit de la brièveté des textes, chaque protagoniste possède une individualité spécifique. Par conséquent, je bénéficierai de textes sur mesure. Aaah, Brice Saint-Lazare… créature prodigieusement cultivée, se vêtant avec élégance… La comète des galeries d’art... sa personnalité flamboyante préserve de tout excès de classicisme. Danilo, comment dire… il n’y a rien à regretter. Que voulez-vous… vous vous apparentez trop à monsieur Tout-le-monde.
Danilo. C’est mal?
Brice. Non, absolument pas. Mais mon personnage est grandieux, euh, je veux dire grandiose. Vous, Dan...
Brice Saint-Lazare s’oriente en direction des lobes pariétaux. Il lit le début du premier récit, la fin du deuxième; Danilo patiente, l’air résigné. Au bout de quelques secondes, Brice réintègre la conversation.
Brice. Vous, Dan, vous travaillez dans une agence. On n’en sait pas plus! ce qui prouve qu’on n’a pas besoin de savoir.
Danilo. C’est pauvre de dire ça.
Brice. Vous feriez un bon voyagiste, notez bien. Au demeurant, vous disposez d’incontestables qualités, incompatibles avec les miennes: pour que cela fonctionne, notre scribe devra briciser l’une de vos micronouvelles. Mettons-nous au boulot, d'accord? Au début de la première histoire, vous écoutez de la bossa nova. C’est doux, chaloupé: ça vous va. En ce qui me concerne, pour figurer mon immense culture en partie liée à la profession de mémorialiste, on pourrait parler d’une prédilection pour la musique de cour japonaise.
Danilo. Du gagaku?
Brice. Vous connaissez ça, vous? Splendide, pas vrai?
Danilo. Oui, même que ça me semble un rien trop sérieux pour vous.
Brice. Taratata!
Danilo. [Commence à s'amuser] Saisissons mieux votre personnage. Comment décoreriez-vous votre maison? Je visualiserais un salon avec un papier peint sombre.
Brice. Oui. Aubergine. Prune, à la rigueur.
Danilo. La chambre…
Brice. Cobalt ou bleu de Prusse.
Danilo. C’est ce que je pensais. L'enka vous ira donc mieux. On reste au Japon, mais plus moderne. Voilà qui illustrera votre audace, Brice. Vous n’êtes pas du genre à redouter d’afficher vos goûts variés à l’extrême.
Brice. Euh!
Danilo. Ne
nous arrêtons pas en si bon chemin. Concrètement, s’iel m’élimine de l’un de
mes récits, lequel sera-ce? Je ne sens pas Brice se divertir d’une erreur d’impression sur une étiquette de vin. Il faut plutôt partir en Russie. Confronté à la cathédrale Saint-Basile à Saint-Pétersbourg,
Danilo songe à un palais de contes de fées, en raison des couleurs vives. Qu’éprouveriez-vous,
mon rival?
Brice. Face aux nuances audacieuses du monument commandé par le tsar, Brice vibrera
au plus profond de son âme, s’imprégnant de ce qui se tramait à l’époque.
Danilo. Joli! Mmm… Danilo s'émerveille sans arrière-pensée pour le contexte historique. Puis il s’en va consommer une spécialité locale avec un intérêt identique. Certes, il fait ses devoirs, il visite les édifices auxquels le guide a alloué plusieurs étoiles, mais il les admire en fonction de critères qui lui sont personnels. En somme, Danilo pourrait écrire son propre guide touristique, attribuer ses propres étoiles. Du reste, ça se vend bien de nos jours. Voyons. Le Paris de Danilo. Cuba par Danilo. Budapest x Danilo. En échange d’un sourire invitant, j’accompagne une habitante jusqu’à son appartement, au bout d’une ruelle odorante. Le lendemain, elle me prépare un café inoubliable… j’en hume déjà l’arôme!
Brice. Continuez de rêver. Je vais examiner vos histoires et trancher, car vous êtes manifestement incompétent dans ce domaine.
Puis, acerbe:
Brice. C’est quoi cette étiquette de vin inspiratrice? L’idée a quelque chose, certes, mais vous me dites, enfin, le texte me dit que vous buvez ce vin? Je comprendrais si le titre alcoolémique volumique manquait, ou la provenance, à l'extrême rigueur. Mais un liquide dont vous ignorez l’âge? Ne témoignez-vous donc d’aucune indulgence envers vos papilles gustatives?
Danilo. Euh… on est entre amis, voilà le principal à mes yeux. Le reste
n’est qu’amusante expérience. De la poésie, si vous voulez.
Brice. Jamais de la vie, jamais je ne ferais une chose pareille. Aventure suivante.
Un instant s’écoule avant que Brice, perplexe, interrompe sa lecture.
Brice. Vous…
collectionnez les sachets de sucre?
Danilo. Oui…
Brice.
Lesquels?
Danilo. Tous!
Brice.
Tous les sachets de sucre? Le blanc, les marques industrielles? Bon…
je suppose que je pourrais conserver les sachets de sucre brun produits par des
compagnies indépendantes.
Danilo. Ça ne marchera pas. Ça mettrait l’emphase sur des éléments trop éloignés de ceux qui jaillissent organiquement de l’intrigue. Le personnage a des principes, certes; toutefois celui-ci apparaîtrait comme un cheveu sur la soupe, dans ce contexte. Il me semble hors de question de modifier ce point crucial.
Brice termine l'histoire.
Brice. C’est quand même hallucinant! Incapable de faire la différence entre un préfabriqué Disney et un trésor architectural de la Russie moscovite médiévale, vous buvez n’importe quoi, et vous ne distinguez pas le minéral du végétal quand vous en bouffez! Je plains votre corps, mais… je vous respecte. Vous profitez pleinement des choses, quelle que soit leur valeur intrinsèque. Moi, je ne m’adapte pas: j’adapte. D’ailleurs, mes ciseaux me manquent. Bien le bonjour, cher collègue!
Ainsi nos deux héros, satisfaits et uniques, prennent congé l’un de l’autre.
Et de nous, par la même occasion.