La Femme au volant

Dix-sept heures. Leonor a terminé. Elle éteint son ordinateur, attrape sa veste et son sac, salue ses collègues. La porte de l’agence se referme lentement derrière elle tandis qu’elle patiente sur le trottoir: à gauche, un autobus touristique progresse dans la circulation. Peint en rouge, celui-ci rappelle les transports londoniens. «Est-ce ainsi que les symboles se diluent?» songe Leonor. Une tour penchée comme à Pise représentera l'office du tourisme, une pyramide symbolisera les musées. Dommage. À quoi servira de voyager, si l'on a déjà chez soi des ersatz des autres pays? Leonor se réprimande—parfois, il lui semble qu’elle passe son temps à critiquer.

Elle traverse la rue, se dirige vers sa voiture. En effet, lorsqu'elle trouve une place à proximité de l’agence, elle ne se donne pas la peine d’utiliser le stationnement réservé. Oui, elle s'approprie un emplacement public. Mais enfin, elle gagne du temps. Il faut simplifier. On ne peut pas toujours tout faire parfaitement.

Leonor pénètre dans le véhicule puis démarre, direction la maison. Elle disposera d’une vingtaine de minutes pour se restaurer, car le film débute à dix-huit heures quinze. Chaque jeudi depuis cinq semaines, le ciné-club diffuse une œuvre de son réalisateur favori. Certes, Leo possède déjà la collection complète. Il y a des dialogues qu’elle connaît par cœur. Cependant, le cinéma lui procure un plaisir inégalable. Pour commencer, la taille de l’écran équivaut à des dizaines, voire des centaines de postes de télévision. Ensuite, rien n'interrompt le film—pas de bouton pause autorisant la rédaction d'un message, l'exécution d'une tâche, ou un petit pipi (elle y va d’office, avant de pénétrer dans la salle). Par ailleurs, dans ce cinéma fréquenté par des cinéphiles, pas de sachet froissé, de conversation marmonnée ou de smartphone aussi lumineux qu'une lampe de poche.


Si seulement la vie pouvait être aussi paisible! Leonor savourerait l’instant présent. Le goût de son repas, l’harmonie de sa tenue vestimentaire, une gentille brise. Au lieu de s’obnubiler avec les corvées, les factures, la collaboratrice briguant la même promotion, le copain éloigné à féliciter pour son second enfant. La nuit, Leo trouverait plus aisément le sommeil.

Quand elle était jeune, elle envisageait de devenir religieuse. Elle s'imaginait dans sa cellule, avec ses livres préférés, une recette attribuée à chaque jour de la semaine, et un horaire de prière, immuable.

Leonor réfléchit. Qu’est-ce qui rend son quotidien si pesant? Le manque d'espace mental? de temps? Elle se sait pourtant capable de dire non. Non, merci, je ne vous rejoindrai pas samedi soir au restaurant (cours de cuisine l’après-midi). Non, merci d’avoir pensé à moi, je ne t'accompagnerai pas à cette exposition (pas intéressée tant que ça). À quand remonte son dernier oui? Se recroqueville-t-elle sur son monde intérieur? Or, si elle accepte trop, la tête lui tourne; de plus, elle se reproche de se disperser. Oui, à n'en pas douter, le plus difficile, c'est la remise en question perpétuelle.

Car dans le fond, ne se blâme-t-elle pas systématiquement pour quelque chose? Quoi qu'elle fasse, elle a tort. C’est si facile de s’accuser! Là, elle pourrait profiter de sa soirée, mais celle-ci sera partiellement gâchée par le souvenir des paroles qu’elle a prononcées devant Bassem. L’a-t-elle froissé? Elle apprécie son collègue. Devrait-elle lui écrire, brièvement, juste une ligne ou deux, pour admettre que son trait d’esprit n’était pas du meilleur goût? Envoyer un message lui permettra de se tranquilliser.

Jusqu’à la prochaine problématique. Ça fait trente ans que la vie de Leonor ressemble à ça. Oui, il y a une amélioration, elle gère mieux. Mais quel travail, encore. Tant qu’à y être, pourquoi ne pas en finir immédiatement? Le mur, là, en bout de rue. L’ancienne usine à pain. Il suffirait d’accélérer. Une seule pédale à enfoncer. Si simple… C’est arrivé à Helmut Newton. Nul ne saura s'il s'agissait d'un suicide ou d'un réflexe erroné. Être comparée au magnifique photographe la ravira, même depuis l'au-delà. Leonor appuie. La façade de brique rouge se rapproche. Personne en vue qui s’apprêterait à traverser la rue.

C'est alors que l'image jaillit. La robe empruntée à Suzon. C’est bête, elle ne la lui a pas rendue. Quel détail idiot. Leo voit le vêtement, il obstrue maintenant l’intégralité de sa vision, masquant la vitre comme un pare-soleil. Leo relâche la pédale, enfonce l’autre, doucement. Le véhicule perd de la vitesse.

Elle ramènera le vêtement; ce faisant, elle s’ouvrira à son amie. Suzon n'incarne pas celle qu’elle décrirait comme sa plus proche ou sa meilleure amie, et pourtant elle a surgi dans ce moment décisif. Leonor agira ainsi, et puis on verra. Et pour ce soir, elle prendra à emporter chez le traiteur italien. Oui, cela déborde du budget. Tant pis.


Photo © Waldemar