À quatre heures de l'après-midi, le ciel noircissait à vue d'œil: une interminable nuit tombait. Les voitures roulaient vite et la pluie, amoncelée dans les rigoles, éclaboussait les trottoirs. Tina recula sous une porte cochère jusqu'à ce que le flot d'automobiles diminue. Ses collants humides plaquaient contre sa peau, mais ses pieds demeuraient secs.
Elle reprit ensuite sa route jusqu'à la pension de Mrs. Thorrington. Parvenue devant la bâtisse, elle sonna, attendit la vibration, puis poussa la porte. L'étroit corridor sentait le moisi. Au bout à gauche, Tina enfonça la clé dans la serrure. Enfin chez soi.
Encore que. Des papiers avaient glissé du bureau. Une nouvelle intrusion? La chapelière s'assit sur son lit en soupirant. Que lui voulait-on? Elle ôta ses chaussures, mit ses bas à sécher sur le radiateur, puis enfouit ses pieds dans d'épais chaussons. Elle remplit la bouilloire et alluma le gaz. Pendant que l’eau chauffait, elle examina les croquis éparpillés sur la table de bois. Que s'attendaient-ils à trouver parmi les modèles de hauts-de-forme? Son magasin, Undercover, Clandestinement en français, éveillait-il des soupçons? La prenait-on… pour une espionne?
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Elle examina les croquis éparpillés sur la table de bois. |
Les affaires marchaient bien. Depuis deux ans, les efforts de la chapelière fournissaient de bons résultats. Une clientèle stylée, originaire de partout en ville, visitait régulièrement la boutique. Pour rien au monde les habitués n'auraient acheté leur feutre ailleurs. Quant aux femmes, une catégorie adoptait systématiquement les confections de Tina, tandis qu’une autre était abonnée à ses chapeaux cloche.
Les incursions illicites relevaient-elles d'un compétiteur? La chapelière haussa les épaules. Dès qu'elle achevait de dessiner un patron, elle se l'envoyait par courrier. Elle rangeait les enveloppes cachetées dans une boîte à chaussures, au fond du placard. Si une maison concurrente reproduisait l'une de ses créations sans autorisation, elle gagnerait son procès, s'offrant du même coup une publicité gratuite. La petite dame d'affaires but son thé brûlant en travaillant. Elle désirait finaliser un projet de capeline. Si elle passait sa commande à l'atelier la semaine prochaine, les modèles sortiraient juste avant le printemps. Comme sa vitrine serait belle dans la grisaille londonienne! Tina visualisa un étalage de couvre-chefs sobres encadrant un bouquet de coiffes aux tons pastels.
Cette nuit-là, des tâtonnements sur le lit réveillèrent Tina. Affolée, elle s'efforça de garder les yeux fermés, maîtrisant sa respiration. Une chaleur lourde émana bientôt du bas du lit, au-dessus de ses pieds. Entrouvrant les paupières, Tina distingua un chat assoupi. Elle tira sur le fil le long du mur et la lumière jaillit dans la pièce. Le chat gris ne bougea pas. D'où venait-il? Certainement pas du placard, dont le loquet maintenait les portes closes. Tina enfila ses pantoufles. Elle écarta les rideaux: toutes les fenêtres étaient fermées. Au bout du compte, dans l’angle derrière le frigo, elle découvrit une chatière. Alors elle se souvint. Elle déplaça plusieurs documents sur son bureau avant d'identifier celui qu'elle cherchait. Sur le moment, elle n'y avait guère prêté attention, mais à présent, l'empreinte paraissait claire. Quatre cercles minuscules couronnant une forme triangulaire. Elle le nommerait Holmes, décida-t-elle en se recouchant.
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