«Divine Amour, aujourd’hui plus que jamais!»
Maryse éprouve le besoin de s’asseoir. Le message, le bouquet de glaïeuls…
Une joie brusque se répand dans son cœur. Délicieuse sensation, tempérée presque aussitôt par un questionnement: «Aujourd’hui». Une convention sociale aurait-elle motivé son mari? Pas trop portée sur les dates, Maryse passe en revue celles dont elle se souvient. Leur anniversaire de mariage? non. Leur rencontre? pas plus. La naissance de… Non, décidément, la date d’aujourd’hui ne lui rappelle rien. À moins d’une journée internationale? Celle des infirmières, des soignants, des droits de la femme? Délogeant son téléphone de la poche de son pantalon, Maryse tape la date sur Google. Rien. Une personne plus cynique suspecterait son mari d’avoir quelque chose à se faire pardonner, songe-t-elle.
Et si, à son tour, elle surprenait Pierre? Elle jette un coup d’œil au planning de son époux, affiché sur le frigo. Parce qu’elle fait le tôt cette semaine, il lui reste encore du temps. Elle fait couler de l’eau dans un vase, déballe le bouquet. Elle élimine une partie de la verdure. Après avoir raccourci les tiges, elle plonge la composition dans l’eau. Satisfaite, elle se dirige vers la chambre. Lorsqu’elle en ressort quelques minutes plus tard, elle a enfilé la robe des grands soirs, un vêtement tout de même relativement passe-partout (Maryse a l’esprit pratique), mais qu’elle trouve toujours une raison de ne pas porter: il fait froid, elle a pris cinq kilos… Elle examine son reflet dans la glace. Oui.
Quand elle récupère sa besace dans l’entrée, son regard tombe sur l’affreux petit siège sur lequel elle s’est assise pour lire la carte. Disparaissant la plupart du temps sous un enchevêtrement de courrier et de foulards, le pouf râpé lui fait soudain l’effet de ressembler à leur mariage. Aplati. Sans éclat. Maryse y dépose l’un des coussins du divan. Rond, garni de motifs géométriques sur fond taupe, il modernise instantanément le siège fané.
Tulipes, renoncules et dauphinelles, il connaît. |
À l’autre bout de la ville, allongé sous l’évier de son client, Pierre a une révélation. Ce matin, alors qu’il était déjà un peu en retard, il a tenu à souligner leur premier anniversaire, à Coline et à lui. Pas question d’oublier! Déjà que ça tombait un vendredi: ils ne se verraient pas… Et voilà que, comme frappé par une foudre venue du sol, il en a tout à coup la certitude: il a fait envoyer le bouquet chez lui. Pataugeant dans son cauchemar, il se remémore la scène, se voit épeler ses propres coordonnées. Mais impossible de se souvenir du message. Imbécile! De rage, il envoie un bon coup de clé à molette sur le siphon.
— Il y a un problème? demande le client.
— Oh oui, vous pouvez le dire!
— Vous allez pouvoir arranger ça?
— Je dois passer un coup de fil, répond Pierre en gagnant le patio.
— Fleurs d’Artifice, bonjour! Comment puis-je vous aider?
— Oui, j’appelle à propos d’une commande que j’ai passée ce matin. Vers dix heures. Pierre Legrand.
— Ne quittez pas!
Aïe, pense le fleuriste en concluant la transaction en cours. Tulipes, renoncules et dauphinelles, il connaît. Par contre, le programme informatique, c’est une autre histoire! Consciencieux, il a recensé chacune des étapes dans un calepin qu’il conserve sur lui. Cependant, si deux ou trois clients forment une file devant le comptoir, il ne prend pas le temps de contrôler ses notes.
Si seulement le système avait été conçu pour l’intelligence humaine! Mais non. Pour toute nouvelle commande, il faut cliquer Client, pas Commande. Impossible d’énoncer le prix d’un bouquet sans passer par l’ordinateur: il faut encoder le nom du végétal, puis la quantité de chaque espèce afin que le logiciel calcule les éventuelles remises. Pire encore, les modalités de paiement ne doivent pas être saisies sous Paiement, mais dans Livraison — même si le client quitte la boutique avec le bouquet entre les mains.
— Euh… que désirez-vous savoir exactement?
— J’ai besoin de vérifier le texte de la carte.
— Je comprends. La commande a été envoyée. Je lis ici qu’elle déjà a été réceptionnée.
— Je veux le texte, s’énerve Pierre, LE TEXTE. Les mots, sur LA CARTE!!!
— Ne quittez pas.
— Excusez-moi, monsieur Legrand. Il y a un problème. J’ai sous les yeux la composition du bouquet et les informations de paiement et de livraison, mais pas le texte. Je suis vraiment désolé pour cette erreur, Monsieur.
Il ne proposera pas le bouquet gratuit d’une valeur de vingt-cinq euros. Il pourrait utiliser un bon promotionnel: ils s’en servent rarement. Il n’empêche que ce type ne le mérite pas. De toute façon, réalise soudain Romuald, le client a raccroché.
Il faut foncer à la maison.
— C’est une urgence, dit-il au client. Je reviens. Je vous ferai un prix.
Pierre monte dans sa camionnette; il roule le plus vite possible sans prendre le risque d’un accident ou d’une amende (il ne peut pas se permettre de perdre du temps). Il n’appelle pas Maryse. Comme avec le boulot, il préfère établir lui-même son constat.
— Tu as joué le jeu, dit-il en ouvrant les bras. Ma coquine… tu n’as pas honte d’accueillir ton amant secret en pleine après-midi ?
Imparable. Le texte peut indiquer n’importe quoi, ça marchera, même «Ma Loupinette, il me tarde de t’embrasser dans la nuque comme il te plaît tant». Il a été bien avisé de ne pas téléphoner.
C’est une bonne séance. Après, il doit travailler nettement plus tard que prévu, mais son mariage est sauvé.
Pierre est profondément endormi aux côtés de Maryse lorsque la sonnette de l’entrée retentit. Brusquement réveillé, il regarde l’heure. Minuit passé d’une minute. Coline. Il se précipite dans le vestibule — trop tard. «Salaud», entend-il hurler de l’autre côté de la porte. « Salopard! Un an! Ça ne signifie rien pour toi, évidemment!».
Malgré les cris de son impétueuse maîtresse, Pierre, les sens en alerte, perçoit les bruits issus de la chambre à coucher. Maryse qui se lève, qui ouvre le placard. Il reconnaît le cliquetis de la valise à roulettes. Sa valise.
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