Le Linge des autres

Je comprends. Un coup de téléphone, de l’eau qui tarde à bouillir, le chat qui vomit sur le plancher. Ou, par distraction, on oublie de calculer la fin du cycle. En revanche, il n’y a que quatre laveuses et quatre sécheuses pour soixante-huit appartements... alors ce tambour arrêté, plein de linge mouillé, bof.

En Europe, on admet—que dis-je, on s’attend à—quinze minutes de retard pour un cours universitaire, une conférence, les choses de ce genre, sans que cela soit considéré comme un manque de ponctualité. Ils donnent un nom à ça: le quart d’heure académique. Une loi de bienséance conçoit-elle un quart d'heure salle de lavage, et si oui, pourrait-on le raccourcir? Je pourrais remonter à l’appartement et contrôler plus tard si la machine a été vidée, mais qui sait si quelqu’un d’autre n'aura pas saisi l’occasion avant moi? Non, c’est décidé: je n’attendrai pas une minute de plus.

Après avoir vérifié que je suis seul dans la buanderie, j’avance la main vers la poignée du hublot afin de déverrouiller le lave-linge. Pauvre de moi! j’ai l’impression de commettre un acte illégal. Dire que d'autres auraient vidé la machine dès la fin du cycle sans se poser la moindre question... Moi, je ne suis pas comme ça. Je suis timoré. Respectueux à l'excès. Émotionnellement surchargé. Bref.

J’ouvre enfin la porte et entreprends de transférer le linge dans l’une des mannes de plastique rose laissées à cet effet par le concierge.

M’emparant d’un premier ballot de vêtements, une nouvelle sensation survient—celle de me livrer à une pratique sale. Un t-shirt de coton surnage au sommet du paquet. Sûr, j’ignore qui possède ces effets. Oui, je pourrais me retrouver à toucher des sous-vêtements. Par contre, ne sont-ils pas censés être propres? Et si le lot contenait de la lingerie féminine? Je jette un œil dans la machine. Pantalon de velours côtelé, chemise de laine. Comme je suis sexiste et impitoyable! si les sous-vêtements appartiennent à une femme, ils seront impeccables, mais les manipuler tiendra du sacrilège; s'ils sont à un homme, ils seront sales. Enfin, Sherlock Holmes généralisait à tout bout de champ; moi, au moins, je le conscientise.

Murmurant «J’ai le droit de remuer ce linge propre» tel un mantra, je respire un bon coup. Tout bien pesé, je peux trouver du plaisir à cette activité inattendue. Une joie délicate, intime, à rapprocher de celle que j’éprouve à analyser le panier des autres clients à l’épicerie. Légumes, pâtes de blé entier, lentilles, glace au chocolat. Conserves, barquettes pour chien, préservatifs, plats surgelés. Je construis des vies.

Voilà, il ne reste plus qu'une chaussette, échouée au fond de la cuve d’acier. En dessous d’elle, une pièce. Rouge. Je m’empare de ce qui se révèle un jeton ultra-léger, en aluminium sans doute. Un triangle est dessiné sur l’une des surfaces. Mon gars serait-il franc-maçon? Sans âme qui vive pour m’observer, je me déplace en direction de la fenêtre et examine la pièce à la lumière du jour. Des mots sont inscrits dessus. «Un mois». «Recovery». Je sais! C’est un jeton de rétablissement des Alcooliques Anonymes. Quelqu'un dans l'immeuble a atteint un mois de sobriété. Par procuration, la précieuse victoire se déploie dans mon cœur.

Vite, préserver l'anonymat, enfouir la piécette dans une poche de pantalon—c’est d’ailleurs probablement de là qu’elle vient. Je fouille dans le panier de vêtements humides. Et si la personne choisissait ce moment pour arriver? Alors je lui serrerai la main, calant l'illustre jeton dans la sienne. En fin de compte je dissimule la piécette sous une serviette de bain.

Après quoi je me dépêche de plonger mon linge dans la machine. Je verse le détergent par-dessus, enclenche un programme, puis gagne la sortie. J’ai atteint le seuil de la buanderie lorsque de l’ascenseur émerge le type du 3B. Âgé d’une soixantaine d’années, grand et maigre, il porte ses cheveux sombres plaqués sur le crâne. D’une discrétion (ou timidité) absolue, il ne vous regarde jamais dans les yeux, se contente d’incliner la tête en un salut taciturne. Des fois, il s’appuie aux murs, comme s’il était exténué; à dire vrai, quelque chose d'étrangement rassurant émane de sa personne. Le voilà qui me regarde. Ses yeux passent ensuite à la manne rose, encore posée sur le sol. Je hoche la tête et, pour la première fois, je lui souris.



photo ©  Sebastian Herrmann