Cette semaine, il y a un reportage sur les extra-terrestres dans Profite du voyage. Joanie a hâte de le lire. Pressant le pas, elle parcourt en trois minutes au lieu de cinq la distance entre la librairie et la maison. Une fois entrée, elle abandonne son cartable au pied de l’escalier et file directement à la cuisine. Elle fait provision de Petit Beurre et de mûres, à quoi elle ajoute une poignée d’amandes. Enfin, elle s’installe à table et ouvre son magazine. Pas le temps de décortiquer le sommaire: fébrile, elle manie les pages sans soin, afin de trouver plus rapidement l’article. Nous y voici.
En Oklahoma, un cylindre rougeâtre, grand comme un semi-remorque, s’est maintenu au-dessus d'un champ pendant près de dix minutes. D’après le couple de fermiers interrogés, le volumineux engin est demeuré totalement immobile, en suspension, à une trentaine de mètres du sol. Fait sensationnel, il n’émettait aucun son, en dépit d’un moteur nécessairement ultrapuissant pour soutenir un tel volume. Un phénomène inexplicable au regard de la technologie actuelle. Puis, l’appareil s’est éloigné d’un coup, à une vitesse faramineuse.
C’est donc une réalité: d'autres êtres peuplent l'univers. Joanie avait beau s'en douter, elle ressent au fond d’elle comme un soulagement bienfaisant. Elle le sentait, et son impression est validée. Il faut dire qu’elle se passionne pour le sujet depuis plusieurs mois. Elle possède d’ailleurs un livre d'astronomie — un ouvrage sérieux, écrit en petits caractères, avec des photos de structures cosmiques. Joanie a déjà lu de nombreux comptes-rendus sur les extraterrestres; seulement, cette fois, les faits sont récents, ils viennent de se produire. Ça la rejoint, en quelque sorte. Elle se figure des corps aux commandes du vaisseau aperçu en Oklahoma. Des organismes mouvants, peut-être avec de gros yeux. Déposant le magazine sur la table, elle enfourne le reste de son goûter et entame une méditation rêveuse.
Ovni. Un vocable court et mystérieux qui signifie «Objet volant non identifié» — ce qui fait tout de suite plus scientifique, mais tellement moins attachant. Ou, on parle parfois de Pan. Phénomène aérospatial non identifié. Encore pire, estime Joanie qui, appuyée au dossier de la chaise, évalue les mots dans sa tête. Elle les soupèse, les goûte. Ebe: entité biologique extra-terrestre. Pourquoi tant de froideur?
Aujourd’hui, c’est mercredi: Philippine vient à la maison. Originale, gentille, toujours superbe avec son maquillage aux doux tons de mauve, la sœur de Papa s’habille moderne et sexy, et porte un parfum exquis. Papa descend à la fin de sa réunion et prépare le repas avec sa fille. Lorsqu’arrive l’idole de Joanie, elle a à peine le temps de s’installer au salon et de se servir un verre de vin que la nièce enfiévrée brandit son hebdomadaire, qu’elle ouvre à la bonne page.
— Ça? commente Philippine. Des Chinois qui font une expérience.
La phrase tombe comme un couperet. L’enfant rougit et monte dans sa chambre, abandonnant au salon le stupide magazine.
*
Vingt-trois ans, deux mois, neuf jours, cinq heures et quarante-quatre minutes plus tard, au beau milieu de la nuit.
Soudainement réveillée, Joanie reste sereine face à la créature qui s’avère, ma foi, pas si différente de ce qu'elle avait imaginé. De son côté, l’entité n’en croit pas ses antennes: n’ayant jusque-là enregistré que des échantillons de terreur, la récolte de pensées humaines franchit un tournant décisif. VOUS EN AVEZ MIS DU TEMPS. Non-décrypté, le reproche affectueux tient en sept gnitrox.
Photo © Michael Herren