Le Cadeau impromptu

Et si je m’arrêtais dans un café? Voilà bien une chose que je ne fais jamais. J’en ai autant envie qu’un couple épuisé à qui l'on propose de se caresser à la plume d’oie en écoutant Barry Manilow, par contre j’ai appris que dans la vie, on a parfois intérêt à tester les idées au lieu de les rejeter systématiquement. C’est comme les dates de péremption, elles n'existent pas toujours dans le but de faire du pognon sur le dos des consommateurs. Pas pour le yaourt mais les œufs, mettons. Si j’avais mieux respecté cette consigne, je me serais épargné des moments fort déplaisants.

Je sors du métro un arrêt plus tôt que d’habitude afin de disposer de plusieurs options. Une chaîne, histoire que personne ne fasse attention à moi? Trop commun, pas assez soigné. Pas sûr d'obtenir l’effet désiré—chasser la morosité qui me guette à grands pas avant de rentrer à la maison. Autant jeter mon fric à la poubelle.

Il y a Chez Gaspard, mais je redoute de ne pas correspondre à ces gens qui travaillent sur leur ordinateur portable en buvant des breuvages énigmatiques. Des gens qui ne craignent pas de s’octroyer une table de quatre, ou qui monopolisent un espace-salon des heures durant. Moi: le drôle de type, plus seul que seul puisque sans écran. Enfin bon, là encore, on dit qu’il faut parfois risquer. Du fond de mon cerveau, une parole remonte, prononcée par ma psy à propos d’une fête à laquelle j'hésitais à me rendre: «Rien ne vous oblige à rester.» Même, à la rigueur, je me donnerai le droit de partir au bout de deux minutes, sans commander. Je prendrai le temps de voir si ça me convient et sortirai en souhaitant une bonne journée à la cantonade, voilà, comme quelqu'un qui n'a pas honte.

Muni de ces sécurités mentales, j'inspire un grand coup et franchis la porte de Chez Gaspard. Coaché pour le pire, j’ai négligé l'évidence: personne ne me remarque; chacun s’occupe de ses petites affaires. Je me permets de consulter à mon rythme le menu écrit à la craie au-dessus du comptoir. J’opte pour une soupe de lentilles à l’aneth. Le plat vient avec du pain, que je peux choisir. Je soulève le plateau de noyer et progresse avec précaution, me dirigeant vers une table au fond de la salle, côté gauche. Une banquette court le long du mur, je m’y adosse; des coussins rendent le placement plus confortable encore.

Dès les premières cuillerées de la soupe aux saveurs riches et terreuses, je me détends. Je me suis trompé. L'air serein, les clients vaquent à leurs occupations. Dans ce havre de paix, ils lisent, ordinateurent, ou discutent à voix basse.

Prenant mes aises, je note que le coussin à ma droite paraît plus moelleux que celui sur lequel je m’appuie. Si j'échangeais? Saisissant ce qui rappelle un oreiller, je mets à jour un œuf de chocolat blanc enveloppé de cellophane et surmonté d'une ficelle dorée. Une étiquette parfait l’emballage: Tu l’as bien mérité!


Ça alors. J’adore le chocolat blanc, et si je me fie aux réactions quasi unanimes de mon entourage, j'ai mauvais goût. La taille de la friandise me la fait évaluer à une dizaine d'euros. Le présent entre les mains, je jette un coup d’œil autour de moi: on ne me regarde pas plus qu’à mon arrivée dans l’établissement. Je dépose l’œuf sur la table—si quelqu’un le reconnaît, il pourra le récupérer. Sinon…

Et si je l’emportais? Voler, quelle pitoyable manière de clôturer l'expérience, non? et quoi, volerai-je un bœuf la semaine prochaine? Mais en même temps, de quoi peut-il s’agir? Je visualise deux amies se donnant rendez-vous ici. L’une d’elles, venue d’avance, dissimule sa petite surprise à l’intention de l’autre. Et l'oublie là. La dame, jeune ou âgée, n’y pense pas davantage au soir, ni le lendemain; ou alors elle hausse simplement les épaules. Pourrais-je me permettre de m’offrir ce cadeau? telle est la vraie question.

Je savoure les dernières cuillères de soupe et le pain beurré au léger goût de sel. Un dessert chocolaté me ferait du bien, une fois de retour à la maison. Au moment de quitter l’établissement, je maintiendrai l’œuf à la vue, de façon qu’on puisse le remarquer.


De première qualité, le chocolat croque sous mes dents, produisant un son net et délicat. La saveur subtilement sucrée se déploie en fondant, enrobant mon cœur de velours. Je me sens bien.




Photo © Vaclav