Il y en a qui considèrent ça comme la pire des impolitesses — pas moi. Je m’intéresse aux livres. À tous les livres, et depuis toujours. Mon corps est gorgé de souvenances liées à la lecture. On se rappelle en général avec une précision étonnante notre contexte lors du déclenchement d’un événement d’importance historique; moi, j'exhume des ressentis de bibliothèques, de librairies, de révélations littéraires. Aaah, cette librairie côtière sur une table de laquelle j’ai lu pour la première fois le nom de Mary Higgins Clark... l’escalier exigu qui menait à la section jeunesse d'un magasin qui a fermé il y a des années… l’abondance jouissive inhérente aux foires du livre...
Alors à mes yeux, si quelqu’un tient un livre entre ses mains, dans les transports en commun par exemple, c’est presque une invitation. Il faut que je sache! En outre, on peut jouer à qui lit quoi, une manière habile de tester nos préjugés. Le jeune au hoodie découvre-t-il Simone de Beauvoir? La dame âgée se délecte-t-elle d’un de ces atroces passages dont Paul Cleave a le secret? Il suffit de faire preuve de discrétion, mettons en rajustant d’imaginaires lacets, de façon à apercevoir la couverture. Le principe étant que la personne ne remarque pas le manège. Tête droite, on regarde la page du coin de l’œil. La joie suprême étant de glaner un nom et d'en déduire le titre… Heathcliff. Lisbeth. Il y en a pour tous les goûts! Tessa et Hardin, Robert Langdon, Hermione Granger... Séverine Sérizy.
Grande, peau blanche, la quarantaine, ma voisine de métro porte un tailleur classique de laine rouge, la jupe au genou. Je sais déjà qu’elle lit une saga historique québécoise (quatre volumes en tout). Laquelle, je l’ignore, mais j’ai entrevu l’illustration de couverture, aimable et colorée avec son immanquable jeune femme en robe d’époque sur fond de village. Oh! la lectrice se redresse. Elle farfouille dans l’ouvrage, récupère son marque-page et l'observe un instant. Moi aussi, je l'observe, et pour cause: il s'agit d'une photo de mon mari. Assis sur un banc, il déguste une viennoiserie.
Uh!
Je m'en souviens parfaitement. Nous étions allés nous promener au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, une destination étrange aux yeux de certains, calme, arborée, assurément originale. J’avais fait imprimer plusieurs exemplaires de la photo chez Jean Coutu, afin qu’Yvan puisse en envoyer à sa mère et en conserver pour son usage personnel. Une idée dont il avait clairement tiré parti. En passant, oui, ça peut paraître narcissique sur les bords, mais j’aime bien posséder deux-trois portraits sur lesquels je me trouve à mon avantage. J’en épingle au mur de mon bureau ou je les utilise comme marque-pages, justement. C’est parfois bon de se visualiser de façon positive.
À mon tour je me lève, et emboîte le pas à celle qui incarne possiblement ma belle-épouse (j’emprunte le terme à Millie Jackson qui chante ce que l’on pourrait traduire par «Si c’est mal de t’aimer, je ne veux pas faire le bien»). J’étais en route pour acheter de nouvelles chemises à Yvan, alors on s’entend que ça peut attendre. Ciboire! voilà une chose que je ne ferai peut-être plus jamais... Telle une intruse, l’affligeante pensée s’est insinuée dans la rage bouillante de mon cœur. Je ris jaune en suivant ma belle-épouse le long des interminables couloirs de la station Square-Victoria et, lorsqu’elle s’engage dans l’escalier roulant, je laisse un homme monter entre nous. Nous empruntons la rue McGill, puis tournons à gauche sur Notre-Dame Ouest. Sans diminuer le rythme, la lectrice au tailleur de laine rouge consulte son téléphone cellulaire, le replace dans son élégant sac de cuir et pénètre dans un salon de coiffure tout aussi élégant. Wow. Postée sur le trottoir, je contemple l'établissement de conception épurée, ses meubles de cuir aux tons que l’on nomme probablement taupe, feu de bois, poudre ambrée. Un individu vêtu d’une robe droite et doté d’une époustouflante tignasse dorée conduit la femme vers un fauteuil.
Que faire? Entrer, demander un rendez-vous? Pas question de débourser une cenne pour cette poseuse. J’avise une succursale de Douze Grains à deux pas et, une fois à l’intérieur, je commande un Earl Grey puis m'installe à proximité de la fenêtre pour une session de sombre rumination.
Yvan. Une liaison.
Souvent, les gens proclament qu’ils font confiance à cent mille pour cent à leur douce moitié. Comment peuvent-ils estimer connaître à ce point leur partenaire? L’ont-ils émasculé, évaginisée (ou désutérussisée)? Quelle confiance en eux-mêmes, en leur partenaire, en la vie! Quelle naïveté!
Or, force est de constater que je pense de la même façon. J’ai toujours considéré Yvan comme fondamentalement honnête, fondamentalement bon et droit. Par ailleurs, il me semblait surtout qu'à la différence des autres, je «verrais venir»: si mon mari se mettait à rentrer tard le soir, s’adonnait subitement à une nouvelle passion, quelle qu’elle soit — squash, peinture à l’huile, langue des signes —, je lui poserais des questions. Qui participait, aujourd'hui? A-t-il des enfants? A-t-elle un animal de compagnie? Je lui offrirais de temps en temps de venir le chercher à la fin de sa pratique ou de son cours. Non, pas pour le surveiller. Parce que je m’intéresse un minimum à son existence, tout comme lui s’intéresse à la mienne.
Mais Yvan rentre directement après le travail. De ce que j’en sais... Est-ce pour cette raison qu’il refuse d’envisager de passer à temps partiel: il a déjà sauté ce pas à mon insu, partageant une heure chaque jour avec la madame aux cheveux chers? Parce que ça aussi! les cheveux. Yvan égalise les miens régulièrement. Il les adore longs et naturels; nous nous rejoignons là-dessus, comme sur tant d’autres choses. Curieusement, au contraire de mes rides, qui nécessitent un petit travail d’acceptation, les cheveux blancs qui apparaissent lentement dans ma chevelure tandis que s’établit la cinquantaine me procurent une authentique joie. Est-ce que j’associe cela à la sagesse? à une forme d’apaisement? à la mort occupant sa juste place, encore potentiellement fort éloignée et devenant une réalité un peu plus tangible, ornant l’horizon de sa promesse de paix, pour quelqu’un qui lutte constamment contre l’anxiété?
Ne pas me soumettre à la mode, me vêtir avec style dans les nombreuses boutiques de seconde main de la ville, j’en tire fierté. Je croyais qu’Yvan et moi étions sur la même longueur d’ondes, voilà tout. Ainsi cet acteur anglais qui fréquentait une mannequin sophistiquée et que l’on a débusqué en compagnie d’une travailleuse du sexe alpaguée sur le trottoir. Il faut croire qu’on a parfois envie de l’inverse de ce à quoi l’on est habitué, et mon mari aime peut-être réellement ma simplicité.
Les larmes montent à mes yeux et je tente d'y pallier en absorbant des gorgées de la boisson parfumée. J’avais trouvé la perle rare. Le meilleur homme du monde. À ce sujet, pourquoi tant de gens mettent automatiquement un terme à une relation pour ce genre de raisons? C’est vrai, quoi, je murmure au motif floral anglais de la tasse. Un paquet d'années ensemble, des enfants dans certains cas: cela ne vaut-il pas la peine de discuter, réfléchir, chercher une aide thérapeutique? Faque, ce serait à moi de goûter à ma propre médecine. Oui, je mettrai les choses à plat avec Yvan, évidemment que je ne vais pas lui claquer la porte au nez. Mais il faut que j'en aie le cœur net. J’abandonne la délicate tasse sur la table, attrape ma veste et franchis les quelques mètres qui me séparent de ma belle-épouse. Au fond de la pièce, le sommet du crâne engoncé dans un casque chauffant, elle feuillette un magazine. Ce genre d’engin existe donc encore, me dis-je drôlement avant de me planter en face d’elle.
— Qui êtes-vous? Pourquoi avez-vous une photo de mon mari?
Je m’efforce de m’exprimer plus froidement, sans colère, comme si je maîtrisais mes émotions (ce qui n’est absolument pas le cas).
— Dans votre livre. Mon époux.
— Votre conjoint? C’est qui d’abord, votre conjoint?
Ah, cette tocade de canceller du vocabulaire.
— Là! dis-je, désignant Le Clocher de l’Église, le volume trois des Épisodes de la Vie de Jean-Charles Charmant qu’elle vient, fort à propos, de sortir de son sac.
Je lui arrache le volume des mains et en extirpe le document compromettant, la pièce à conviction, enfin la photo, quoi.
— Et ça?
— Ça? J’ignore ce que c’est.
— Ah oui? Vous vous baladez avec des images d’inconnus? Et vous pensez que je vais avaler ça?
J’ai l’impression d’interpréter un rôle sur une scène. On nous écoute, l’esclandre se trame, ma tête tourne.
— Je n’essaie certainement pas de vous faire avaler quoi que ce soit, dit la dame. Et vous, qu’est-ce que vous faites ici, à me questionner? Faut-il que j’appelle la police?
Là, je me dis qu’elle n’est pas vite gênée. En tout cas, elle ment avec aplomb. Je me demande subrepticement quelle profession elle occupe. Et c’est vrai qu’elle a l’air d’ignorer de quoi je parle.
— Elle se trouvait dans le livre quand je l’ai emprunté, poursuit-elle. Donc je n'ai pas mis un de mes marque-pages. Et puis, avouez qu’il n’est pas désagréable à voir, votre mari!
C’est gentil, ça. En plus, elle a dit mari. Ah non, elle ne m’aura pas! Je contre-attaque.
— Je ne lis pas ce genre de bouquins.
Prononçant ces paroles, j'éprouve un mesquin plaisir à me distancier d’elle, ne fût-ce que par nos habitudes de lecture. Je n’ai rien contre les romans d’époque; il se trouve que je préfère les intrigues contemporaines.
— Et bien je ne sais pas! Là, prenez votre photo et laissez-moi tranquille, maintenant.
Je récupère le cliché et quitte le salon le plus dignement possible, sans courir et sans regarder alentour. Je n’en reviens pas de mon flegme, et pourtant je suis sur le point de m’effondrer. Me surprendront-ils à genoux dans la rue, aux premières loges depuis l'espace feutré?
Portant attention à mes pas, je m’éloigne.
Puisque mon hypothétique rivale refuse de parler, j'essayerai auprès de mon époux. J’aurais dû exiger un nom — c’est alors que vient l’idée. Certes, Montréal compte de nombreuses bibliothèques, cependant celle que l’on appelle familièrement la Grande Bibliothèque constitue la plus importante réserve de livres de la métropole, et se situe grosso modo sur ma route. En revanche, sur place, personne ne me laisse ne fût-ce que consulter une liste des lecteurs qui ont emprunté Le Clocher de l’Église. Une bonne chose en soi, je le reconnais. En Belgique, mon pays d'origine, j’aurais obtenu gain de cause avec un peu d’insistance — une mauvaise chose en soi, je le reconnais. Je n’exagère pas. Lors d’un séjour quelques mois auparavant, j’avais été témoin de l’incident suivant: au bureau de poste, un homme à qui il manquait l’un des documents requis avait obtenu le changement d’adresse de sa belle-mère, alléguant que cette dernière était à l’hôpital. Et s’il fraudait?
Belle-mère!
— Viola, as-tu lu Le Clocher de l’Église, de Jean-Charles Charmant?
— Ah oui, ma chérie? C’est bien, c’est bien!
Après éclaircissement (et allumage de prothèse auditive), il s’avère que non seulement Viola a lu l’ouvrage, mais qu’elle l’a emprunté à la bibliothèque. Elle s’excuse d’avoir perdu la photo d’Yvan et me remercie de l’avoir retrouvée, non sans me féliciter de ma perspicacité. Le problème n’est pas là, et je la remercie à mon tour, toutefois sans promettre de lui rendre son marque-page préféré.