Ma Sœur et la technologie

Le cercueil acajou était maintenu en hauteur par des tréteaux recouverts d’une nappe blanche. Personnellement, j’aurais opté pour une couleur différente: d’abord, les tons contrastaient de manière discordante; l’installation manquait d’une délicatesse qui eût été souhaitable. D’autre part, ça donnait un peu l’impression que l’on servait ma grand-mère en repas.

L’entreprise de pompes funèbres—le ou la thanatologue, plus spécifiquement—l’avait maquillée, s’inspirant d’une photo que mon oncle avait cru bon de fournir à cet effet. Les traits de mon aïeule bien-aimée s’en trouvaient barbouillés de couleurs pastel, paupières bleu ciel, lèvres roses, joues orangées façon coucher de soleil pâlissant. Le résultat était surprenant, avec un petit côté amusant plutôt bienvenu. Surtout que, si Mamie avait entretenu un style vestimentaire seyant et classique, elle avait également fait preuve de créativité, de fantaisie, d’audace, et de douceur.


Je m’approchai davantage de la boîte dans laquelle elle était rangée telle une poupée grand-mère, et posai la main un instant sur son bras. Ensuite, je regagnai ma place parmi les autres personnes venues honorer sa dépouille.

Car il s’agissait sans conteste de cela. Mamie, elle, demeurait bien vivante, et plus que ça—simplement, elle voguait désormais à travers une dimension nouvelle, d’après moi (c’est-à-dire, conformément à mes nombreuses recherches à ce propos). J’observai ces gens, si nombreux, qu’elle avait marqués au cours de son existence. Âgés, jeunes, locaux ou fraîchement descendus d’un train ou d’un avion, ils avaient souhaité être présents aujourd’hui. À tour de rôle, ils se manifestaient: certains murmuraient, d’autres effleuraient son vêtement; d’autres encore déposaient un mot dans le cercueil. Et… oui, ma foi, un galopin se cachait sous la table funéraire. J’identifiai mon neveu Andrew à ses Nike, des Air Force 1 dont l’extrémité dépassait de sous la nappe, au bout à gauche.

Qu’est-ce qu’il faisait là? Enfin bon, il n’était pas difficile d’imaginer que le petit bonhomme de huit ans tentait d’échapper à l’ambiance morose. Il ne réalisait peut-être pas tout à fait ce que signifiait le repos éternel; du reste, il avait peu connu son arrière-arrière-grand-mère, parce qu’ils habitaient à la frontière hollandaise.

Andrew demeura à cet endroit pendant les deux bonnes heures que dura la visite de ma sœur et de mon beau-frère. Je finis par découvrir qu’ils étaient au courant de sa localisation, chose qui me rassura—il se souciaient de lui, en définitive—autant qu’elle me choqua—ils laissaient leur gamin profaner un lieu de paix et de recueillement. Sauf que Mamie n’aurait pas été choquée, elle. Mamie allait à l’essentiel, comme en témoignait sa perspicacité en matière de psychologie humaine.

À leur départ, je me chargeai d’aller ramasser le garçonnet. Je l’appelai discrètement depuis le côté de la table. «Psst! Andrew! tes parents s’en vont.» Nous échangeâmes quelques paroles, car je tenais à vérifier qu’il ne déprimait pas, et à semer en lui par la même occasion l’idée que la mort n’est pas forcément un point final. Que pour énormément de gens, dont moi, l’esprit de la personne continue de se promener, et de veiller avec affection sur ses proches (dans le meilleur des cas). Qu’on pouvait en parler quand, et si, il le désirait. Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir pris le temps de solliciter sa propre opinion sur la question.

— Ça va, tu ne t’es pas trop ennuyé?

Ce dont je doutai dès que j’aperçus le téléphone cellulaire entre ses doigts fins. Un miracle qu’il n’ait pas sonné, à moins que celui de ses parents qui le lui avait cédé ait pensé à le régler sur silencieux.

— Pas du tout, répondit-il d’un ton sérieux. J’enregistrais!

Il me fallut une seconde afin de digérer l’information. Heureusement que je m’entraînais régulièrement à conserver une expression impassible face aux révélations parfois effarantes de ma filleule adolescente. Enregistrer? n’existait-il donc plus rien de sacré, de privé, d’intime? que devenait le monde?

— Je crois que ça lui fera plaisir de réécouter les voix de ses amis, ajouta-t-il.

Après quoi il se dirigea vers le cercueil, brandissant le téléphone avant de l’y lâcher.


Que fallait-il faire? avertir ma sœur? récupérer subtilement l’appareil? Je tranchai pour l’action authentique et directe, une fois de plus inspirée par la qualité de ma relation avec ma filleule.

— C’est drôlement gentil de ta part, dis-je en me penchant vers lui. Je suis convaincue qu’elle est très heureuse que tu aies pensé à elle comme ça. Par contre tu sais, de là où elle est, je crois qu’elle peut se souvenir plus facilement. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûre qu’elle puisse encore utiliser un téléphone. On va le rapporter à tes parents, O.K.?

Andrew me dévisagea avec insistance et je m’interrogeai sur le motif de cet examen: le rejet de son cadeau, ou le discours sur l’après-vie. Néanmoins il obtempéra, et nous rejoignîmes Cindy et Alexandre sans autre encombre.


Il s’avéra que le cellulaire appartenait à ma sœur, ce qui ne m’étonna pas. En effet, férue de technologie, elle était du genre à installer une application séparant les sources sonores (ce qui permettait de recueillir du contenu extérieur sans se priver pour autant d’écouter de la musique, ou, en l’occurrence probablement, de jouer). Elle ignorait peut-être que son fils marchait dans ses pas.

Toujours est-il qu’environ trois semaines après les faits, mon beau-frère me contacta. Il paraissait troublé, et mentionna du bout des lèvres une intervention divine. Dévorée de curiosité, je le retrouvai autour d’un café, un après-midi qu’il devait se rendre à Bruxelles. À la suite des commodités d’usage, il entra dans le vif du sujet.

— Je sais que tu n’es pas fermée en ce qui concerne l’au-delà, alors voilà. Votre grand-mère m’a entendu. Elle a communiqué avec Cindy!

— Wow… Alexandre… je suis émue, là, dis-je en lui prenant les mains.

Pourvu qu’on ne nous espionne pas, pensai-je en riant sous cape, tant notre gestuelle pouvait prêter à confusion.

— D’emblée, poursuivis-je, à mon avis, c’est totalement possible. Et je te crois. Est-ce que tu m’en dirais un peu plus sur ce qui t’amène à envisager ça?


Alexandre avait parlé à sa belle-mère ce jour-là. Plus précisément, il lui avait demandé pardon: il projetait de quitter son épouse. Leurs difficultés s’accumulaient depuis des années, avait-il expliqué, et il ne voyait plus comment s’en sortir. Cindy refusait systématiquement ses propositions de consulter coach, psychologue ou thérapeute en relation d’aide. Alexandre avait terminé en remerciant sa belle-mère pour tant de bons souvenirs en sa compagnie, ainsi qu’en celle de sa fille. La semaine suivante, Cindy avait annoncé son revirement—elle consentait à ce qu'ils aillent voir quelqu'un. Lors du café avec mon beau-frère, le couple avait déjà deux rendez-vous derrière la cravate, et il semblait à Alexandre que le travail commençait à se faire.

J’étais d’accord avec lui: certainement, Mamie avait apporté sa pierre à l’édifice.




 photo © Jez Timms

À tout de suite

Un peu de neige se met à tomber. Ils frissonnent. Monty enfouit la main glacée d’Esmée dans la sienne, et ensemble, ils progressent jusqu'à la station Mont-Royal. Il y a un instant d'hésitation, imperceptible en réalité.
— Je t'accompagne sur le quai, déclare Esmée.
— Merci, ma reine.
Ils s'engouffrent à l'intérieur de l’édifice, descendent le vaste escalier qui conduit à la voie, puis s'assoient sur un banc.
— Vais-je réellement prendre ce métro, mon adorée? dit Monty.

Esmée observe le mur, de l'autre côté des rails. Se glisserait-il une idée parmi les briques rouge grenat?
— Coquin! répond-elle en souriant. Il n'est pas trop tard... nous pouvons encore changer d'avis.
Les doux traits de Monty s'éclairent aussitôt—on dirait que de minuscules perles de lumière fondent sur sa peau. Finalement, il se ressaisit.
— Mon Esmée. Je serai raisonnable.
— Si tu savais comme je t'aime tant!

Installé dans sa tranquille retraite, embrouillé par l'émotion, le couple n'a pas prêté attention au grondement du métro. Le lourd véhicule arrive.
— Déjà! oh, non! s'exclame Monty. Pas question de te dire au revoir, précieuse amante.
— Oui, trésor du monde, attendons le prochain... ta présence auprès de moi... c'est si bon!
Ils se couvrent mutuellement le visage de petits baisers.

Deux, bientôt trois métros se succèdent. Lorsque la sonorité redoutée emplit une quatrième fois les parois du sous-terrain, ils se lèvent, et se serrent l'un contre l'autre. Après un dernier bécot, ils se séparent.
Monty entre dans le wagon.
— Je t’aime!
— Moi aussi!
Jusqu'au bout, ils agitent la main, sous le regard attendri des gens.


Quand le métro a disparu, Esmée gagne la sortie. L'air froid et la majesté de la nuit qui tombe lui font du bien. Elle traverse la place Gérald-Godin puis l’avenue du Mont-Royal, et pénètre dans la bibliothèque. Quelques minutes plus tard, c’est terminé. Elle émerge de l'édifice, prend à gauche sur Berri.

Deux rues plus loin, elle parvient au niveau de la station suivante. Au croisement, le bâtiment apparaît. Une lueur paisible filtre à travers les rideaux du rez-de-chaussée. Esmée déverrouille la porte.
— Mon ange!

Une lueur paisible filtre à travers les rideaux

Ils se serrent à étouffer. Monty embrasse les soupçons de larmes au coin des yeux de sa bien-aimée.
— Ne serions-nous pas un peu dépendants affectifs? souffle-t-elle.
— Eh, petite rose chérie… ça nous a pris quatre-vingt-six ans pour nous trouver. Ne laissons plus filer une seule seconde!

Bras dessus bras dessous, ils se dirigent vers le salon. Il fait bon au sein de l'appartement. C'est chez eux.
Dehors, il neige sans bruit.






photo © Serghei Savchiuc

Le petit Oracle de l’amour

Moi, en fait, je n’y croyais pas. Néanmoins Sibylle avait envie d’aller, alors je me suis dit: pourquoi pas. De toute façon, ça ne signifierait rien. Il est évident que si un voyant avait la capacité de prédire la durée de vie d’un couple, il serait ultra-connu, en particulier dans le monde actuel. Cela dit, il s’agissait d’une modeste fête foraine, à l’ancienne. Établie sur une plaine à proximité de l’Isle-sur-la-Sorgue, la troupe se déplaçait de village en village, et nous étions tombés dessus lors de notre weekend dans le Vaucluse. Pas le style à chercher la célébrité, peut-être parce que très habiles à distraire, ils ne manifestaient pas nécessairement le talent et l’originalité qui les auraient amenés à se démarquer. Enfin, c’est ce que je me suis dit sur le moment. Aujourd’hui, je crois que leur manque de notoriété résultait plus vraisemblablement d'un mode de vie priorisant la communauté et la famille, plutôt que des abonnés.

L’extra-lucide (encore fallait-il qu’il possède réellement cette qualité) risquait-il d’influencer Sibylle? J’observai mon amoureuse, qui bondissait d’excitation dans la file d’attente. Clairement, elle y attachait plus d’importance que moi. Comme si elle allait obtenir la validation de notre union. Après tout, nous n’en étions qu’au début, nous sortions ensemble depuis quatre mois à peine. Je l’avais rencontrée à la garderie de Simona: elle y déposait son neveu, et moi, ma nièce. Parlez de destin! Malgré la récence de notre relation, je pense que l'on s’appréciait beaucoup. En même temps, un coin de mon esprit estimait que si elle me quittait après qu’on nous ait accordé trois jours, c’est qu’elle n’était pas la bonne.

Devant nous dans la file, un couple se tenait la main, deux hommes. En avant d’eux, une femme et un homme âgés. Décidément, l'affaire séduisait. Il faut dire que c’était un concept original—la longévité du couple, et pas un mot de plus.

Une caméra dissimulée au fond des yeux de l’animatronique

Le soir tombait tranquillement, et nous nous laissions gagner par le charme suranné des lieux. Ici, des ampoules montées en guirlande égayaient le passage entre différentes échoppes; là, des promeneurs bavardaient tout en grignotant des pommes d’amour. Une idée me vint. Et si le temps d'attente relevait de leur mode opératoire? et des comparses issus d’autres spectacles demeuraient disponibles afin d’étoffer la file, au besoin. Dissimulée au fond des yeux de l’animatronique d'accueil, une caméra nous filmerait, transmettant de précieux indices au divinateur. Mon sourire s’élargit. Je caressai le dos de Sibylle et la complimentai sur sa tenue, avant d’évoquer ses sujets de conversation préférés.

Lorsque ce fut notre tour, ma chérie glissa un billet dans la machine et le buste s’inclina, émettant un guttural allez-y. Nous écartâmes les plis du lourd rideau grenat et pénétrâmes à l’intérieur de la loge. Installé dans un fauteuil qui paraissait trop grand pour lui, un individu menu et sec à la peau hâlée nous invita d’un geste à nous asseoir sur les deux chaises en face de lui. Avec son visage creusé de stries et son costume usé de couleur noire, je lui donnai quatre-vingts ans. Affichant une indifférence distante, il saisit nos mains l’une après l’autre. Il les pressa contre les siennes, douces comme du papier bible, et bientôt annonça: «cent vingt-quatre jours».

Ah non!

— Oui, vous avez raison, Monsieur. Nous nous fréquentons depuis quatre mois. Selon vous, combien de temps dans le futur?
— Cent vingt-quatre jours.
— Et pour après? demanda Sibylle en éloignant son bras de son torse.
Mais le mystérieux petit homme ne répondit pas.
 — Écoutez, dit mon amoureuse. On ne le dira à personne. Sérieusement, maintenant. Vous ne savez pas? ce n’est pas grave.
À la suite de quoi il répéta, haussant le ton:
— Cent vingt-quatre jours!
Et il hocha la tête en guise de salut. La séance était terminée.

C'est dehors que nous nous le sommes dit pour la première fois.
— Je t’aime, ma chérie. Et je ne m’en vais nulle part.
— Moi aussi. Et moi non plus!

Ce fut comme si le drôle de monsieur nous avait posé un défi. Les jours qui suivirent, nous abordâmes des sujets importants. Souhaitait-on rester à Bruxelles, est-ce qu’on voulait des enfants, au sein de quelle spiritualité les élever—ce genre de choses. Au bout de quelques semaines, il fut clair que le bonhomme s’était trompé. C’était complètement fou, mais nous emménageâmes ensemble. Aussi, passé la trentaine, on se connaît mieux, on sait mieux ce que l’on désire. Nous avions discuté de l’organisation du quotidien, des tâches, de notre rythme de vie.

Cent vingt-quatre jours après la curieuse entrevue, on sonna à la porte en milieu de journée. Ma chérie avait-elle pris son après-midi? Ce n’était pas Sibylle, mais deux policiers à l’air sinistre. Ça, je ne l’avais vraiment pas vu venir.





photo © Robin Edqvist

Mademoiselle Bovary

Par chance, Berthe se rappelait peu ses parents. De sa mère, elle possédait les grands yeux sombres et le nez droit. Son regard pétillait d'une intelligence dont on ignorait l'origine.

Tout le jour, à la filature, la jeune fille égrenait et nettoyait le coton. Elle divisait son salaire en trois parties: le loyer dû à Madame Levasseur, ensuite son entretien personnel, enfin celui de sa tante Viola. Il restait une modeste économie qu’elle rangeait dans une boîte à biscuits.

Avec le décès de sa tante coïncida le milieu du dix-neuvième siècle, et la majorité de Berthe. Munie de son pécule, cette dernière gagna Paris.


Rien n'aurait pu préparer la jeune Picarde à la capitale française. D'interminables rues disparaissaient dans l'horizon pluvieux, bondées de fiacres lancés à vive allure. Des lumières débordant des restaurants barbouillaient les pavés. Serrant contre elle son bagage, Berthe chercha son chemin à travers la foule anonyme. Madame Levasseur l’avait recommandée à une connaissance, qui louait des chambres dans une ruelle débouchant sur la Seine. Elle s’y sentit chez elle.

Réfléchie, méthodique, Berthe devançait son temps. Elle rédigea un compte-rendu sur un épais papier, y inscrivant ses nom et prénom, ses acquis, et les coordonnées de sa précédente patronne. Si cette initiative séduisit le directeur de Royal Vêtements et Cie., celui-ci ne lui offrit pas l'emploi de conseillère en chapeaux qu'elle convoitait avec humilité. Antoine Rosencourt aussi devançait son temps, et attribua à la postulante le rôle de gestionnaire, vacant depuis plusieurs mois.


Avide d'apprendre, la jeune femme se révéla à la hauteur de cette désignation: l'année qui suivit, les revenus de Royal Vêtements et Cie triplèrent, et il en fut de même pour le nom de Rosencourt, puisque Berthe Bovary devint Berthe Rosencourt et donna naissance à un petit Arnold, pour le bonheur de tous.




photo © Anna Savina

Une Racine, des ailes

En cette veille de Noël, Jingbei lit, enveloppée dans une couverture. Sur l’accoudoir, une tisane. À la radio, du jazz. Jingbei a accompagné Réal à la station ce matin: il prenait l'autobus de 7h30 pour Montréal. Ses parents l’ont invitée à réveillonner. Elle a refusé.

Elle imagine l'assemblée. Les enfants jouent; les grands bavardent, ils boivent du vin. Elle entend les questions de la part de ceux qui ne sont pas au courant. Où se trouve la petite Chinoise? D'où est-elle originaire, encore? Shanghai, Hong Kong? Ah, un village au nom imprononçable? Oh, elle est restée à Rimouski? Pourquoi n'est-elle pas venue avec Réal?

Réal fournit des réponses vagues. Son épouse est une solitaire, elle a parfois besoin de se retrouver. Il ne ment pas: tout va bien entre eux — maintenant. L'année a été difficile. Si un battement d'ailes de papillon peut déclencher une tornade, le clin d'œil du prof de yoga, lui, a pulvérisé le couple.


Jingbei se promène dans la maison, devine la mer par la fenêtre. Elle pense à la bouture, plantée il y a quelques jours. En plein hiver, c'est presque ridicule. Le pot est dissimulé derrière le rideau. Contre toute attente, une minuscule fleur mauve apparaît entre les feuilles grises.


Il n’y a pas un instant à perdre. Pianotant frénétiquement sur son écran de téléphone, Jingbei vérifie l'horaire. Elle ouvre un placard, attrape robe et chaussures, garroche le tout dans le petit sac de voyage. Elle s’emmitoufle chaudement, puis éteint les lumières et s’encourt. À la gare, le train d’1h29 engloutit la petite femme.

Le visage appuyé contre la fenêtre, elle réfléchit. Elle fera un détour par l'exquise boulangerie à deux coins de rue de chez eux. Elle prendra des croissants, et la plus grande bûche de l'étalage. Elle ferme les yeux. Elle a hâte de rejoindre sa famille.





photo © 2y.kang

Ni nutritionniste, ni médecin, ni diététicien, mais un peu tout ça à la fois

Enfin, j’allais voir clair à travers ce fatras de régimes, privations, systèmes biscornus, conseils étranges et autres trucs qui fonctionnaient quelques jours avant que je m’engouffre à nouveau dans de mauvais réflexes alimentaires. Il était temps.

Celui que l'on nommait le docteur Selza se spécialisait en perte de poids. Ni nutritionniste, ni médecin, ni diététicien, mais un peu tout ça à la fois, le praticien garantissait des résultats durables, entre autres grâce à son propre cocktail faisant office de substitut de repas. Quoi! substitut de repas! ne venais-je pas de dire que je souhaitais en finir avec les stratagèmes inefficaces? Bizarrement, je plaçais mes derniers espoirs auprès de ce docteur. Naïve? évidemment. Désespérée? oui!

Malgré que je me sois présentée quelques minutes avant l’heure, une dame patientait dans la salle d’attente (une zone destinée exclusivement aux clients du docteur Selza).

une zone destinée exclusivement aux clients du docteur Selza

Serait-il en retard d'une consultation au complet? pensais-je en fronçant les sourcils. Je pouvais accepter cela, hormis si le délai était dû, mettons, au manque de ponctualité des personnes précédentes. Longue et maigre, la dame pouvait avoir soixante-dix ans. Elle était vêtue d’une tunique gris clair qu’elle portait élégamment sur un pantalon blanc. Son visage à la peau diaphane affichait une authentique douceur.

— Première fois? m’interrogea-t-elle.
— Oui, répondis-je en songeant soudain qu’elle accompagnait peut-être quelqu’un qui se trouvait avec Selza en ce moment.
— Vous voulez perdre combien?
— Au moins vingt kilos… vingt-cinq, en fait. J’aimerais m’alléger de vingt-cinq kilos.
— Moi, j’ai perdu soixante-deux kilos, dit la dame.
— Waouw! Félicitations…
— Oui, sauf que… regardez où ça m’a mise.

Je croyais qu’elle faisait allusion à sa minceur extrême et songeai qu’elle était peut-être devenue anorexique, mais elle claqua des doigts en un bruit sec et paf! elle disparut.

Un peu plus tard, la porte s’ouvrit sur le docteur (je le reconnaissais de ses podcasts, articles et vidéos YouTube). Il s’écarta pour laisser passer un homme de corpulence un peu enveloppée, aux cheveux auburn et qui arborait une mine rubiconde réjouie. Ce dernier traversa la salle d’attente en direction de la sortie. Encore éberluée par la disparition de l’élégante dame âgée (hallucination holographique auto-censurée?), je suivis machinalement le client du regard, puis redirigeai mon attention sur le docteur.
Qui se méprit en déchiffrant mon expression.

— Ne vous en faites pas, chacun avance à son rythme…

Que sous-entendait-il exactement?

— Euh, non, je viens…

Prise d’une inspiration subite, je changeai de ton.

— J’ai besoin de savoir, concernant l’une de vos anciennes patientes. Une dame plus âgée, très mince et élégante… je pense qu’elle est décédée.
— Pardon?
— Une de vos patientes. Âgée. Elle a perdu soixante kilos.
— C’est pour ça que vous avez pris rendez-vous? Vous êtes journaliste? Je n’ai pas de temps à dilapider avec ce genre d’inquisition. Je vous prie de quitter mon cabinet avant que j’appelle la sécurité.

M’inspirant de ce que dégageait la belle femme évaporée, je tournai les talons et ne me représentai jamais.



photo ©  hannah grace

Alias Monet

Saviez-vous que Vincent van Gogh avait peint un Crâne de squelette fumant une cigarette? Je l’ignorais, moi aussi. Non seulement ça, mais imaginez-vous avec un buzzer au bout des doigts, façon jeu télévisé. Quel nom associeriez-vous à ce titre rocambolesque? Jean-Michel Basquiat, Egon Schiele, Marianne Stokes?

Il y a toutes sortes de choses que l’on ignore. Et de la même manière, avant d’être engagé au musée des Beaux-Arts de la ville de Clichembourg, je ne connaissais pas Les Pétunias. Pire encore, j’ai passé de nombreuses heures dans la salle qui les héberge avant d’en découvrir le véritable auteur, ce qui se produisit lorsqu’une dame au demeurant charmante s’exclama par un beau matin de décembre: «Original, ce Monet!» et reprit presque aussitôt, après avoir jeté un œil à la notice: «Van Gogh? Je ne l’aurais pas cru.» J’attendis que la visiteuse pénètre dans une autre section pour satisfaire ma curiosité. Effectivement: les lettres d’apparence maladroite composant le prénom de l’artiste s’étalaient sur l’un des pétales parme.

Nous n’étions certainement pas les premiers à nous tromper, elle et moi; d’ailleurs, j’entendis souvent cette confusion au fil des mois qui suivirent. Les gens se faisaient systématiquement le reproche, crevant le petite bulbe de joie à peine éclos. Le couperet tombait, impitoyable, au point que dépendamment des circonstances, je glissais parfois un discret «Ça arrive tout le temps, vous savez.» On a déjà si peu confiance en soi, dans notre société actuelle. Ça fait du bien de témoigner d’un minimum de compétence culturelle, entre paysages nuageux, sculptures étrusques et autres fourchettes moyenâgeuses.

En outre, je trouve plus précieux de se laisser émouvoir plutôt que se cantonner au bagage intellectuel (disserter sur l'allégorie rubénienne et la légitimité de la fonction compensatoire de ses codes chromatiques). Oui... c’est de ça qu’il s’agit. Permettre à l’œuvre de ricocher sur une situation de notre propre vie, en éprouver une consolation, un écho de courage, ou d’enthousiasme.

Apposer délicatement le papier Japon peint par vos soins

En y regardant convenablement, d’ailleurs, Monet et Van Gogh se comparent davantage que je le pensais. Vous allez me dire: mais voyons donc, pas du tout! leurs styles sont très clairement définis, ça se voit au premier coup d’œil! Et pourtant, les deux peintres abordent des sujets semblables: l’eau, les fleurs; parfois, des gens. Jusque dans les couleurs: du bleu mêlé de vert; un peu de rouge chez Monet, une touche de jaune pour Van Gogh. À ceci près que le premier, en tant qu'impressionniste, illustre l’atmosphère extérieure en y ajoutant de la douceur. Le second, post-impressionniste, transmet un ressenti intérieur de façon plus symbolique, imaginative.

Un jour, pour m'amuser je crois, j’ai changé la notice explicative pour une autre en tous points identique à celle d’origine—à l’exception du nom de l'artiste. Deux bulletins de salaire plus tard, le subterfuge n’avait suscité aucune réaction, ni du public, ni de l’équipe du musée. En vérité, même mes collègues surveillants n’ont rien dit, alors qu’ils ont dû remarquer que les gens ne se trompaient plus. Ou ils n’ont justement rien remarqué. Finalement, cette jeune génération qui écoute des podcasts en douce sur les heures de boulot, ça a du bon. Je ne suis pas en train de prétendre qu’ils sont tous comme ça, notez bien.


Et donc, je suis allé plus loin.

J’ai commencé par inventer une histoire de tante âgée convalescente chez qui j’emménagerais pour les semaines à venir, et qui résidait assez loin du musée. Puis, j’ai prétexté une soirée à proximité du travail et qui devait débuter une heure après la fermeture. J’ai obtenu ce que je voulais, autrement dit la permission de rester dans la salle des employés afin de me rendre directement du musée à l'événement fictif.

Le reste appartient à l’histoire (de l’art).

Étape n⁰1. Réchauffer dans le micro-ondes la gélatine thixotrope, cette colle fabriquée à partir de peau de lapin spécialement pour la restauration de tableaux. Nota bene: mettre sur le dos du cassoulet consommé sur place l’odeur amère qui imprégnera les lieux.

Étape n⁰2. Appliquer la colle sur la toile au niveau de la signature à faire disparaître—généralement en bas, à droite.

Étape n⁰3. Y apposer délicatement le papier Japon peint par vos soins.

Étape n⁰4. Admirer la disparition de la signature d’origine. (il m’a fallu cinquante-trois essais pré-encollage avant d’obtenir la parfaite combinaison de nuances).

Étape n⁰5. Reproduire les étapes 1 à 3 après séchage complet, ou immédiatement, si la localisation diffère.


Ainsi la marque de Van Gogh a-t-elle disparu d’une tige de pétunia, remplacée par le sceau de Monet sur cette œuvre qui lui revient désormais.

Cela fait dix-huit mois. Le musée des Beaux-Arts de la ville de Clichembourg a été le théâtre d'une soirée de gala, de trois expositions (dont une en ligne), de huit concerts de musique de chambre et de trente-quatre visites guidées, sans que personne ne remarque rien. Je vais le dire en toute humilité: je suis fier de moi.



photo © Elena Kloppenburg

Noces de paille

La jeune veuve s’était dotée de plusieurs rituels hebdomadaires. Cinéma le lundi, lecture le mardi (pas une heure volée ici et là comme les autres jours: non, douche et pyjama dès le retour du travail, l’émission de blues à la radio pour l’ambiance musicale, et un plat acheté chez le traiteur en guise de souper). Le mercredi, Mélanie socialisait. Le jeudi, de nouveau soirée film, à la maison cette fois. Dépendamment des propositions, elle partageait son weekend entre famille, amis, et activités telles qu’un tour dans les magasins, une brocante, une exposition. Enfin, elle consacrait le septième jour de la semaine à Joël.


D’emblée, Mélanie avait tracé des limites. Il ne fallait pas que cette délicieuse fréquentation grignote le reste de son existence. Par ailleurs, le choix du dimanche rendait plus attrayante cette journée souvent imprégnée de lundi matin. Mélanie y songeait pendant la semaine, tentée, des fois, de précipiter les retrouvailles — juste pour quelques minutes. Elle résistait, désireuse de conserver sa santé mentale.


Seule Monique, la maman de Joël, avait manifesté de la compréhension envers le projet de sa belle-fille. Audacieuse, libre-penseuse, elle était donc l’unique personne à savoir que la manœuvre s’était concrétisée. La maladie gagnant du terrain, Joël avait commencé par signer le document notarié indispensable à la commune pour délivrer le permis spécial. La confection lui avait coûté un bras, se souvient Mélanie, par contre le résultat en valait la peine. Il pesait raisonnablement lourd: elle était capable de l’asseoir à table ou dans un fauteuil, et de le coucher dans le lit. Bien entendu, la jeune veuve comprenait que cela puisse épouvanter. Mais, et les momies égyptiennes? pour elle, cela se résumait à des questions de culture et d’époque. On mange les vaches et pas les chiens. On s’affiche en robe décolletée avec sa biologie masculine, alors que les Écossais arborent fièrement kilt et chemise à jabot depuis la nuit des temps.

Dimanche dernier, Mélanie a regardé un épisode de Columbo en compagnie de Joël. C’est là que la jeune femme a caressé l'idée de reprendre contact avec la taxidermiste: cette dernière pourrait-elle intégrer à la paume de son époux un genre de poche chauffante, du type de celles que l’on utilise pour soulager les douleurs musculaires? Ainsi, lorsqu’ils se tiendront la main, côte à côte sur le divan, l’illusion sera parfaite.



photo © Morgan Vander Hart

La Maison apprivoisée

Incapable de s’endormir, Christiane descend les marches dans l'obscurité. Le rez-de-chaussée se divise en deux zones: sur la gauche, une cuisine équipée et sur la droite, un salon. Par les fenêtres de la cuisine s'infiltre la lumière d'un réverbère. Christiane fronce les sourcils. Il faudra accrocher des rideaux, songe-t-elle en rajustant les pans de son peignoir. Un tissu blanc à carreaux rouges fournira une touche campagnarde à la pièce.

Les quatre mois passés seule dans l'ancienne demeure conjugale ont persuadé Christiane de changer de cadre. En outre, le style moderne qu'affectionne Eduardo lui semble à présent froid et impersonnel. Elle a eu le coup de foudre pour cette petite maison à proximité du port. Parfaitement fonctionnelle, elle ne nécessitait pas de réaménagement. Christiane l'a achetée telle quelle, avec la totalité du mobilier, la literie, même les tableaux sur les murs. La propriétaire précédente louait l'endroit pour de courts termes. Par chance, ses goûts concordent avec ceux de Christiane. Cette dernière apprécie de se laisser surprendre par la maison: elle a trouvé un espace de rangement derrière une causeuse, et au fond d'un tiroir, un paquet de crayons encore scellé. Elle s'appropriera les lieux au fil du temps.

Elle a toujours adoré l'atmosphère décontractée des lieux de villégiature.

Christiane ouvre le frigo. Elle verse du lait dans une tasse en forme de hibou. Pendant que le liquide réchauffe dans le four à micro-ondes, elle se rend au salon et allume une lampe. Ensuite elle récupère la tasse, vérifie la température, ajoute une cuillerée de miel. Emportant la boisson, elle s'assied sur le divan et tire la courtepointe sur ses jambes. Des magazines de décoration s'empilent sur la table basse. Christiane examine quelques couvertures et sélectionne un numéro consacré aux résidences secondaires. Elle a toujours adoré l'atmosphère décontractée des lieux de villégiature. L'éditorial suggère de doter son domicile d'une telle ambiance, en encadrant une photo-souvenir ou en utilisant de la vaisselle achetée en vacances. Christiane tourne la page. L'équipe de la revue a retenu dix demeures, pour leur façade, leur agencement intérieur ou la vue qu'elles offrent sur les alentours.

Sirotant le lait à peine sucré, elle observe les propriétés, enregistrant parfois certain détail particulièrement seyant. Surprise, elle reconnaît la troisième habitation. C'est la sienne. Heureusement, aucune photo extérieure ne permet de l'identifier. Christiane cherche la date de parution du magazine. Il remonte à deux ans. Amusée, elle regarde les images. Elle note plusieurs différences mineures, comme le couvre-lit d'une des chambres, et la commode de l'entrée, qui séjourne désormais au salon. Des rideaux gris taupe donnent une allure distinguée à la cuisine. Christiane sourit. Oui, un tissu blanc à carreaux rouges, ce sera bien.



Photo © Bilderboken

Une Rencontre tardive

Je n’allais plus beaucoup sur Facebook. Ça n’aidait pas que j’aie oublié mon mot de passe, et que mes tentatives pour en changer aient successivement échoué. Au lieu de persister, je prenais ça comme un encouragement à limiter mon temps d’écran. Je pouvais encore accéder au réseau social via mon téléphone, mais s’il est vrai que je me servais du système de messagerie, il ne m’arrivait que rarement de scroller. Enfin, rarement d’après certaines normes. On parle d’une séquence d’une vingtaine de minutes par jour, malgré tout.

Par contre, lorsque mon amie Reshell a connu un revers de fortune, je me suis mise à visiter plus assidûment son profil dans le but de mieux l’entourer. OK, l’expression s’applique en général aux difficultés financières, mais c’est l’image qui me vient. D’ailleurs, en consultant le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, mon dictionnaire en ligne, j’apprends que Fortune était le nom d’une divinité qui présidait aux aléas de la destinée humaine, et qui distribuait les biens et les maux selon son caprice. Même si ce n’est pas nécessairement comme ça que je conçois les choses, l’expression fonctionne.

Reshell est une femme qui mène sa vie avec application. Retraitée d’une carrière dans le domaine de la santé, elle gère intelligemment ses revenus, se contentant d’un logement petit mais suffisant, et se consacrant à ses deux passions. En ordre alphabétique, l’écriture, et son fils.

Oh oui, Reshell prend l’écriture au sérieux, et davantage façon Stephen King («votre boulot principal est de raconter une histoire») que Marguerite Duras («Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait»). Elle compose des opus gorgés de rebondissements, qui mettent en scène des personnages émotifs et colorés. Ses paragraphes, truffés de saveurs et de textures différentes comme les boules de crème glacée Ben & Jerry’s, procurent la sensation de passer un moment entre amis. À raison de huit séances par semaine, Reshell anime bénévolement notre petit groupe d’écrivains—c’est vous dire de quel genre de personne il s’agit.

L’autre passion de Reshell, c’est son fils, Kaiden. Entre eux s’est déployée une relation réciproque, bâtie d’année en année à partir de l’authentique complicité qui relie deux êtres animés des mêmes valeurs de générosité, de dynamisme et de créativité. Tout cela, saupoudré d’enthousiasme en commun pour la musique rock, l’univers Marvel, et les galas de lutte professionnelle dans toute leur splendeur bouillonnante et théâtrale. Mère et fils se voyaient souvent, et ça me fait drôle de dire «mère et fils», tant j’ai l’impression qu’ils s’étaient choisis indépendamment des liens de sang. Cette fréquentation soutenue ne les avait empêchés ni l’un ni l’autre de travailler à temps plein (dans l’écriture, désormais, en ce qui concernait Reshell) et de forger d’autres relations solides. Kaiden et son amoureuse Adriana s’étaient mariés, et même lorsque ces deux-là avaient mis au monde leur enfant, des paroles prononcées ici et là par mon amie entre deux tranches d’écriture révélaient qu’elle mettait son point d’honneur à respecter leur intimité.

Le revers de fortune que connut Reshell, c’est que son unique enfant décéda.
À l’âge de 43 ans.
Un revers de fortune en câlisse de tabarnak, si vous voulez mon avis.

Et donc pour en revenir à Facebook, je me mis à commenter régulièrement les publications de Reshell quand celles-ci m’inspiraient, car il me semblait que cela constituait une manière supplémentaire d’être présente—avec les messages que nous échangions de temps en temps et les conversations privilégiées, parfois, à la faveur des rencontres d’écriture. C’est très certainement en raison de ces interventions plus nombreuses qu’Ilan me remarqua, et me transmit sa demande de connexion via le réseau. Je voyais bien de qui il s’agissait: non seulement le frère de Reshell était actif sur le profil de cette dernière, en plus il avait pris la parole lors des funérailles.

Les funérailles.

Au départ, la pensée d’y assister ne m’avait même pas effleurée. De un, des membres de la famille habitaient à New York et à Bucarest, et je croyais que la cérémonie aurait lieu virtuellement. Oui, je suis un peu étourdie. Je m’arrête sur une idée et ne réfléchis pas plus loin. C’est reposant, des fois.
De deux, je n’avais jamais saisi l’occasion de rencontrer Kaiden, ce qui ne m’empêchait pas de savoir plusieurs choses à son sujet, comme le fait qu’il invitait toujours Reshell à ses concerts (sauf quand il s’attendait à du grabuge), et indépendamment du fait que sa maman ne représentait a priori pas le public cible en matière de punk fastcore.

Et puis, le matin des funérailles, je me suis dit que si l’info était affichée sur le profil Facebook de Reshell, je pouvais bien y aller, moi. Au pire, on me refuserait l’entrée; pas de trouble. J’aurais au moins fait ça pour elle, car j’avais été si peu présente au cours de l’année écoulée que je n’avais pas mesuré la gravité de la situation.

Contrairement aux célébrations chrétiennes auxquelles j’étais habituée et où le temps de parole des proches se limite à une poignée de minutes, pour une messe d’une heure ou une heure trente, cette maison funéraire juive attribuait les proportions inverses. Les trois témoignages, offerts entre autres par Ilan et par le meilleur ami de Kaiden, décrivirent un homme chaleureux, accueillant, et d’une immense bonté. C’était limpide: dans la salle comble et feutrée, leur gratitude d’avoir connu Kaiden, leur admiration envers qui il était, avec ses qualités de cœur colossales, bienfaisantes, bénéfiquement contagieuses, jaillirent de la cuirasse robuste de leur douleur comme des rayons lasers. C’était tellement puissant, simple, et évident que cette lumière m’atteignit en profondeur et modifia quelque chose en moi—je voudrais dire: dans mon ADN. J’ai eu envie, et j’ai décidé, de ressembler à Kaiden.


La mort implique une séparation souvent brutale et souvent bouleversante, mais pas forcément définitive, d’après mes recherches et mon expérience à ce propos. Grâce à cette croyance, j’ai facile à exprimer les sentiments de compassion qui montent en moi, sans amertume. J’ai songé que c’était probablement le contenu spécifique d’un de mes commentaires au bas d’un post qui avait donné à Ilan l’idée d’envoyer sa demande d’amitié. J’ai pensé qu’il s’était dit: «Tiens, je ne vois pas qui est cette personne qui semble connaître Reshell et Kaiden.» Comme s’il avait voulu récupérer tout ce qu’il pouvait de son neveu, apprendre peut-être une nouvelle anecdote le concernant, sorte de trésor posthume. Et le fait que quelqu'un ait cru que j’avais été proche de Kaiden m’a remplie de fierté.



Picasso, La Lecture de la lettre

Le Dernier Tour de piste

L'idée venait de Grand-Papy, et Jeremie avait encore du mal à se l'imaginer. Pourtant, il paraissait logique que son aïeul connaisse des lieux abandonnés. Une usine fermée et que l’on n’avait jamais réinvestie, une école désaffectée pour manque d'élèves… n’était-ce pas le genre d’histoires que l’on racontait, au-delà d’un certain âge? Un cirque: voilà qui promettait de changer des motels et appartements abandonnés que le jeune homme explorait d’habitude. Il se pouvait qu’il ne trouve pas son compte au milieu de gradins envahis d’herbe folle et de cages désertées, mais les roulottes et caravanes compenseraient, le cas échéant. Ça avait le mérite d’être original.

Au volant de sa Versa brinquebalante, Jeremie avalait les kilomètres en direction du lieu-dit de Segonquit, à mi-chemin entre Akwesasne et Massena, de l'autre côté de la frontière entre le Québec et les États-Unis. Il se rappelait avec précision la conversation avec son aïeul le dimanche d'avant. Ils avaient bu du thé glacé, utilisant les tracts multicolores d’un cirque ambulant en guise de sous-verres. C’était cela qui avait déclenché la conversation.

— De mon temps, avait dit l’octogénaire de sa voix éraillée, les cirques, ça avait pas rapport avec tout ç'qu'on voit aujourd'hui.
— Dis-moi, Grand-Papy.


— Et bien, y'avait pas tout ç'bruit, d’abord. Et l'éclairage compliqué. Ou, tellement de choses qui s'passent en même temps qu'on sait plus vers où qu'y faut qu'on r'garde.
— Dis-m’en plus, allez.
— Les gens du cirque, y's déplaçaient pas dans des autobus modernes comme aujourd'hui. C'était pauvre, ç'monde-là, ça vivait simplement.
— Oh.
— J'me souviens d'la femme singe—c'était quequ'chose. Elle paraissait sur scène, pis y'avait un vrombissement, et les poils lui poussaient d'partout à la fois. À la fin, elle avait l'air d'une bête.

Jeremie avait entendu parler de ce genre de numéro désuet, douteux, artisanal, qui faisait appel à une certaine habileté.

— Y'avait les animaux, avait poursuivi le grand-père. On pouvait les flatter avant les spectac'. Y's attendaient dans leur cage, on était encore plus proche qu'au zoo. Y'avait une de ces odeurs... On n'a plus l’droit d'les mettre dans des cages de même. Y's ont fait des lois, chui pas contre, sauf qu'y a des familles entières qui vivent dans une surface pareille, qu'ça s'appelle pas des cages, mais qu'ça en a tout l'air.

L’homme âgé s'exprimait avec conviction; il avait renversé un peu de sa boisson. Jeremie avait alors enchaîné:

— Et ton tour préféré?
— La trapéziste! L'orchestre jouait d'la musique et une belle femme montait sur une balançoire. Elle faisait d'ces acrobaties, parfois j'osais même pas r'garder. C'était étourdissant, pis beau.
— J'aurais aimé voir ça.
— Y'avait un cirque à mon époque, il était basé pas loin. Y portait un nom bizarre.

Fronçant les sourcils, le vieil homme avait fouillé dans ses souvenirs.

— Ça sonnait un peu comme marde. Madre, Medre... Madra Circus, c'est ça. Sur la plaine, à quelques kilomètres de Cornwall où ç’qu’on habitait quand on vivait en Ontario. Mais c’est fini depuis longtemps.

Tremblant d'excitation, Jeremie avait recueilli les détails auprès de son aïeul. La bourgade se situait à trois heures de Montréal si on roulait tranquillement, ce qui était le cas du jeune homme, car il aimait profiter du paysage. Il s'était préparé, étudiant le trajet avec soin, consultant les prévisions météorologiques. Le jour venu, il enfouit le matériel de base dans les poches de son pantalon cargo—téléphone chargé, lampe torche, flacon de spray antiseptique, couteau suisse. Enfin, avant de se mettre en route, il enfila des bottes à semelle épaisse.

Au bout d'une heure, Jeremie enclencha la climatisation: la température extérieure avoisinait les trente degrés. La radio fonctionnait en sourdine; juste avant de s'arrêter pour prendre un café et un hamburger, le jeune homme écouta le bulletin d'informations. Une accusation de corruption pesait sur le gouvernement. Une société déclarait faillite, créant des centaines de chômeurs. La petite fille disparue depuis dix jours n'avait pas été retrouvée. Le jeune homme éteignit avant les résultats sportifs.

Une fois restauré, il s'aspergea de lotion anti-moustiques puis remonta dans la Versa afin d’entamer la dernière étape de son périple. À mesure que les voies devenaient moins fréquentées, une abondante végétation émergeait de part et d’autre du bitume. Les buissons touffus empêchaient la vision de loin; lorsque la voie se mua en une route à sens unique, l’impression d’isolement s’amplifia. Enfin, Jeremie aperçut le panneau de bois—un dessin à-demi effacé, figurant un chapiteau entouré d'une guirlande à pompons. La flèche pointait vers une route en terre, qu’il suivit jusqu’à déboucher sur la plaine, où l’attendait un spectacle désolant.

Un vaste chapiteau dominait l'étendue herbeuse, sa bâche jaune et rouge alourdie par des flaques d'eau moisie. Des roulottes sales aux fenêtres brisées, des cages avec des amas de paille et de foin souillé, des camionnettes défoncées gisaient, éparpillées un peu partout. Lorsque le jeune explorateur éteignit le moteur et sortit du véhicule, le silence et la chaleur humide l'assaillirent comme un invisible ennemi. Machinalement, il s'assura que le réseau permettait un appel. Ensuite, le cœur battant, il s'approcha d'une première roulotte. La porte d'entrée avait été arrachée, exposant une unique pièce, aménagée avec goût. Des tapis dissimulaient le plancher et, sous les fenêtres, des matelas empilés avec soin imitaient un divan. Une table basse permettait de prendre des repas, à condition de s'asseoir par terre. Un amoncellement de vaisselle et de chaudrons tenait en équilibre au-dessus d'un réchaud. D'autres objets révélaient la teneur de l'ancien foyer: une couverture imprimée d'animaux sauvages, un berceau, un croquis encore affiché sur la cloison.

une table basse permettait de prendre des repas

Jeremie sortit et poursuivit sa progression à travers des bancs renversés, dénichant un sabre au milieu d'un enchevêtrement de cordes. Plus loin, une caravane annonçait Madame EsmeraldaLa poignée céda facilement, et les gonds grincèrent lorsqu'il ouvrit la porte. Du velours mauve tendu sur les murs assombrissait la pièce. Malgré cela, Jeremie identifia sur le sol une boule de cristal éclatée, en mille morceaux. Lorsqu'il regagna l'extérieur, il s'aperçut qu'une carte collait à sa chaussure. Elle représentait un cavalier en armure; en examinant le dessin, il réalisa qu'il s'agissait d'un squelette. En dépit de la chaleur, il frissonna.

C'est à peu près à ce moment qu'il remarqua l'odeur. Une senteur organique, rappelant la décomposition. Probablement un animal coincé dans une cage—un chien, peut-être. Contournant un baraquement vide, il se dirigea vers le chapiteau, écarta un pan de la bâche colorée, et pénétra à l’intérieur.

L'odeur décuplée accabla aussitôt l'explorateur. Il écarquilla les yeux pendant que, dans la pénombre, un macabre tableau prenait forme. Entouré d’étroits gradins, le sol au centre de la tente était recouvert de sable. Accrochée au sommet du chapiteau, une corde pendait dans le vide. Elle retenait un petit corps vêtu d'une robe rouge. Les membres du cadavre avaient noirci. Ils étaient gonflés. La tête, penchée sur le côté, lui donnait un air las. On aurait dit une affreuse poupée.

Jeremie s’empara du téléphone cellulaire et composa le numéro de la police. Ensuite, il s'assit sur un gradin, et il ne bougea plus.



Paru dans Sanitarium sous le titre The Final Lap, août 2014.



photo © Giorgio Trovato

Reborn

Je savais qu’il existait des adultes, soit dit en passant considérés comme suffisamment sains d’esprit pour intégrer la société, qui se baladaient avec des poupées comme s’il s’agissait de véritables enfants: je l’avais vu dans un reportage à la télévision, bien deux décennies auparavant. Les poupons en question arboraient l’aspect extrêmement fripé qu’ont parfois les nouveau-nés âgés tout au plus de quelques heures. En gros, on parlait de petits bibendums que leurs propriétaires exposaient au creux de poussettes, ou qu’ils fixaient sur leur torse au moyen de sangles de tissu.

Je m’étais interrogée sur le pourquoi d’une telle pratique, d’autant plus qu’un simple coup d’œil dévoilait la supercherie. Mais tant que les gens passaient de bons moments, je n’allais pas critiquer. Clairement, ils vivaient un désir d’enfant non-abouti, une faim d’attention, ou de reconnaissance.

C’est pourquoi j’étais déjà un peu préparée quand ma tante me transmit son souhait de se procurer un de ces faux bébés. J’utilise le mot bébé un peu comme j’aime dire Madame à une personne de biologie manifestement masculine, habillée en jupe et talons aiguille. Je joue le jeu, quoi.

Jorda hésitait et, sentant son engouement, reconnaissant dans les nuances de sa voix l’émotion des décisions capitales, je lui rappelai que sans nécessairement enquêter sur le bien-fondé de l’affaire, son conjoint attaquait des dragons plusieurs heures d’affilée sur un écran d’ordinateur, à la quarantaine avancée.

Il faut croire que Jorda avait déjà pris le gros de sa décision: vingt minutes après notre conversation, elle m’envoya une photo de ce qu’elle désigna comme une adoption. Un terme qui ne présageait rien de bon, surtout que la poupée choisie ne possédait que peu en commun avec les créatures chiffonnées de l’émission télévisée. En partie dissimulée par une couverture, étendue dans un landau, elle paraissait sommeiller comme une minuscule fillette endormie.

Un an plus tard, la marmaille imaginaire de Jorda comptait onze petits protégés, et j’avais été gratifiée d’une filleule, chose à quoi je n’étais pas préparée et à laquelle, craignant de blesser, je n’avais pas osé dire non.


Le partenaire et les deux fils de ma tante ne voyaient pas cette passion d’un trop bon œil. Pouvais-je les blâmer? D’un autre côté, ils consacraient un temps et un argent conséquents à leur activité virtuelle. Certes, ils communiquaient avec des pairs; encore là cependant, Jorda ne perdait pas au change, s'étant métamorphosée sous mes yeux admiratifs et stupéfaits d’esseulée chronique à organisatrice de sorties liées à son original loisir.

Parce qu’elle aimait des poupées, son entourage réclamait: pourquoi ne berçait-elle pas de vrais bébés à l’hôpital, où ils manquaient de bénévoles? Moi aussi, j’avais eu ces pensées. En revanche, demandait-on aux collectionneurs de timbres-poste de donner un coup de main à leur facteur? Les gens payaient des sommes parfois étonnantes pour un timbre ancien, dont la valeur ne provenait que de sa rareté. Ma tante allongeait des montants comparables pour des œuvres ayant nécessité des heures de travail manuel. Elle se procurait les vêtements en seconde main, et donc, me disais-je, ils resserviraient peut-être pour des êtres réels.


Restait le point de l'amour incommensurable que Jorda affirmait éprouver envers ses gamins de fortune. Quels manquements dans son existence trahissaient-ils? Comment son attachement pouvait-il s’avérer aussi intense? En dépit d’une évidente complicité, elle et son conjoint partageaient peu sur le plan émotionnel. Mais de là à s’éprendre d’objets? Les enfants chérissent leurs jouets… nounours et peluches les apaisent. Ensuite, toutefois, ils s’en détachent.

En même temps, je la laissais vivre sa vie, et elle me laissait vivre la mienne.

J’avais évolué. Au début, cela me gênait qu’elle dégaine une poupée et la berce au beau milieu d’un café. Je m’étais fait une raison; même, j’y trouvais une leçon de vie. De fait, les agissements de chacun leur appartenaient. Il ne me fallait pas craindre que l’on m’associe aux inclinations de ma tante, qui par ailleurs demeuraient innocentes—à condition qu’elle dissipe immédiatement la confusion, comme je l’y enjoignais afin d'éviter l’effet mon Dieu, son enfant est mort et elle ne le sait pas. Toutefois, malgré mes encouragements à en sourire («c’est un faux, ça demande moins de travail!»), la plupart du temps Jorda bredouillait une réponse inintelligible et s’éloignait.


Elle m’inquiéta seulement lorsqu’elle me confia que des changements se produisaient pendant la nuit, avec les poupons du salon.
— Tu m’as dit que tu prenais plaisir à les mettre en pyjama le soir. Tu en as quand même plusieurs, maintenant (plusieurs, pas beaucoup. Je surveillais mon vocabulaire, afin qu’elle n’y voie pas de reproche larvé). Se peut-il que tu aies mis les pantoufles canard à Dylan plutôt qu’à Louna?
— C’est Timmy, les canards. Dylan, son thème, c’est les clowns.
— Mmh... tu vois ce que je veux dire. Ça serait vite arrivé, non? Si tu es au téléphone…

La première anomalie m'avait émerveillée. Jorda pouvait presque croire que sa progéniture de vinyle s’animait lorsque tout le monde dormait, et s’amusait à lui jouer des tours. Un hochet était tombé. Un ours miniature réconfortait la fan de licornes. Après quatre ou cinq incidents, nous avions pensé au chat. Va pour une pantoufle au sol; mais un échange de bonnets? Elle s’était mise à suspecter son fils cadet. Facétieux, discret, oui, je pouvais l’imaginer taquinant la collection à la faveur de l’obscurité.

Avant que nous puissions imaginer un stratagème visant à vérifier cette hypothèse, ma tante s’éveilla pour un motif inconnu, une nuit, vers trois heures du matin. Constatant que Florian ne reposait pas à ses côtés, elle se glissa dans le corridor, puis pénétra au salon à pas de loup. Assoupi sur le divan, son partenaire ronflait doucement, une petite poupée nichée entre ses bras musclés.



photo © mana5280

L’Exemplaire d'Oscar Petitfour

Page trois, au-dessus du titre, un cachet stipule: «Ce livre appartient à Oscar Petitfour». Comment ai-je pu le manquer? Je feuillette pourtant les ouvrages, quand j’achète d’occasion. Je le reconnais sans honte aucune, passages soulignés et annotations me dérangent. J'aime le texte nu, c’est-à-dire tel que l’auteur l’a conçu. Est-ce trop demander? Assurément. Il suffit de compter les notes de bas de page¹  — parfois, on soupçonnerait le traducteur de vanter son savoir. Une remarque de temps en temps, à la rigueur; cependant nous ne sommes plus à l’époque de mes vingt ans, où il fallait se référer à plus de trente volumes d’Encyclopædia Britannica. À l’ère d’Internet, on peut aisément vérifier la disposition des îles du Ponant ou les ingrédients d’un Long Island Iced Tea. Ou bien, en posant nos questions à de vraies personnes, on amorce des conversations originales.

Il n’existe qu’une seule méthode valide à mes yeux, pour informer le lecteur : inclure l’explication dans le texte, entre deux virgules. Cela donne une délicate insertion du genre: «Abby préparerait une salade pour le pique-nique du 4 juillet, jour de la fête nationale»; mais je crois que ce procédé se limite aux œuvres moins littéraires. Dommage.

Pour en revenir à Monsieur Petitfour, je m’interroge. Cet homme aux habitudes désuètes possède-t-il une collection de cachets? «Ce disque appartient à Oscar Petitfour». «Ce film appartient à Oscar Petitfour». Sans négliger les nominettes: «Ce vêtement…». Enfin. Il porte un si joli nom! Et puis, c'est miraculeux, un petit four. Déguster en une seule bouchée un feuilleté de ris de veau ou un éclair à la crème pâtissière… Du reste, Petitfour objectera, avec raison: «De votre côté, Alberich Legault, à quoi bon acheter en seconde main si l'état des choses vous importe tant?» J’argumenterai qu’une page cornée n’en demeure pas moins anonyme.

Et d'abord, pourquoi cet exemplaire de Piège abyssinien a-t-il abouti entre mes mains? Monsieur Petitfour ne l’a-t-il pas apprécié? L’aurait-il égaré? Ça se perd, un livre, indépendamment de l’engouement qu’il suscite. Prenons une salle d'attente. Tout à coup, ça y est, on claironne votre nom. Vous vous précipitez, fourrez vos lunettes au hasard d’une poche, roulez votre imperméable en boule. Vous oubliez le livre, qui a valdingué sur le tapis. Heureusement, Petitfour obtiendra sans difficulté une autre copie de Piège abyssinien. Admettons qu'il dispose d’un budget restreint: il le choisira usagé, comme moi. Un gigantesque succès commercial — pas moyen d'y échapper.


J’ai fait le tour de la question. Confortablement installé dans mon fauteuil, j’entame ce suspense que des millions de lecteurs ont qualifié de haletant. Un dénommé Armand Carrard répond à une annonce pour le poste de ses rêves. À l’entrevue, ses muscles saillent sous son costume élégant. Tiens. Je ne l’imaginais pas si bien bâti. Ah non! C'est Oscar Petitfour qui présente de l’embonpoint, entre tourtières et daubes miniatures. Le cher homme commence à me plaire. J'ai faim.

Cinq biscuits apéritif plus tard, j’ai progressé de dix-neuf pages. J’envisage de me procurer d'authentiques mignardises pour accompagner ma lecture. Il me semble y avoir droit. Bonne nouvelle! Armand Carrard décroche le poste convoité: directeur de la sécurité sur le Majesté Maritime. Djibouti, Madagascar, la Mer Rouge... Il n'en finira pas de voyager. Je le visualise sur son navire, aux petits soins avec les vacanciers, leur concoctant des festins… Ah non. Carrard ne cuisine pas. Il ressemble plus à James Bond qu'à un cordon-bleu débonnaire. Aux commandes de motomarines endiablées, il affrontera des truands. Bof. Je suis davantage d'humeur à fréquenter Julia Child ou Brillat-Savarin. Et si j'essayais de localiser l’inspirant Petitfour? Douze Grains vient justement d’ouvrir une succursale dans le quartier. J’en profiterai pour lui remettre son bouquin. Sacré Oscar.


¹Qui nous arrachent au récit.



-------------------------------------

photo © marqquin

L'Été à Montréal

Il fallait que je me montre raisonnable: dans une ville de la taille de Montréal, il n’y avait aucun risque d’être surpris. A fortiori un samedi soir en été, lorsque les rues, d’un festival à l’autre, débordent de monde et d’animation. Le crépuscule avait fini par tomber, réduisant encore l’éventualité d’une identification. Ajoutons à cela que, de passage pour la première de son film, RC vivait dans un autre pays (même s’il se débrouillait bien, il n’était pas aussi célèbre qu’un Steven Spielberg), et je me laissai convaincre que, sur ce banc du Square Cabot où je ne me rendais de toute façon jamais, je pouvais m'abandonner à un gros baiser dans ses bras massifs.


Aaah, l’été à Montréal… des concerts dans toutes les langues du monde… les effluves des cuisines de rue, les températures élevées qui dénudent les corps et engourdissent les principes… À travers toute cette agitation, des enclaves romantiques subsistaient, comme en attesta le lendemain le magnifique tirage de ce duo enlacé, lèvres unies, à la une de Montrealis.

Après avoir encadré la photo, j’apposai une petite étiquette comme on en voit dans les musées. Le Risque zéro n’existe pas, couple illicite au Square Cabot, été 2018.


Photo © Eduardo Soares

My Own Private XDDL

Curieux. D’habitude, je sculpte des proches, famille ou amis; parfois, des individus issus du show-business. Là, les traits évoluent graduellement sous mes doigts, mais je ne visualise pas encore de qui il pourrait s’agir. Il arrive en effet que je commence sans projet spécifique, modelant l’argile un peu au hasard. Même si je réalise par la suite que l’intention était là dès le départ, je tarde à identifier l’objet de mon travail. Ainsi dans le cas de ce faciès espiègle que j’avais baptisé Amanda. En fin de compte, je reconnus Lauren Tewes interprétant Julie McCoy, la pétillante directrice de croisière de la série télévisée La Croisière s’amuse. Dans un autre ordre d’idées, ce que je considère comme une de mes plus belles réussites — exécutée tout à fait consciemment cette fois — consiste en un minois dont l’apparence se modifie en fonction de l’endroit où l’on se place. Pour moi, la pièce incarne la petite-fille de M. Linh, celle-là même de l’inoubliable livre de Philippe Claudel.

Les jours passent et je dois dire que le suspense perdure. À mesure que les traits en cours de modelage se précisent, j’admets qu’ils sortent carrément du lot. De un, j'opte la plupart du temps pour des femmes, ou à la rigueur des enfants, comme les trois fils de ma sœur. De deux, ce visage ne me rappelle strictement rien, ni personne. Ovale, avec une ligne frontale haute et des sourcils fournis qui descendent bas, encadrant des yeux légèrement tombants au regard réflexif. Le nez est droit, son extrémité charnue, et la bouche forme un pli neutre à l'arc supérieur prononcé, plus arrondi que pointu. J’ai inséré quelques rides de front et de sourire, ainsi que des pattes-d’oie.
Inconnu au bataillon. 
Ça changera peut-être; qui sait si la prochaine fois que je soulèverai le linge humide, je ne m’exclamerai pas: «Grand-oncle Viktor!».

Si je suis complètement honnête, il me faut avouer que cette physionomie me met un chouïa mal à l’aise. En même temps, je ressens une pointe de fierté. Indéniablement, je suis en train de créer quelque chose, et ma production a de la personnalité. L’Authentique Inspiration, celle des Maîtres, me gagnerait-elle? Consacrerais-je le reste de ma pratique à façonner des œuvres ingrates qu’acclamera la critique? Je pense aux artistes de l’Antiquité. Également, qui oserait se vanter d’orner sa cheminée d’un buste du Dr House plutôt que d’un politicien chafouin de l’empire romain?

En parlant de chafouin, décidément, cette tête ne me dit rien qui vaille. Même, je me sens vaguement incommodé en sa présence. Au lieu de me dépêcher en direction de l’atelier dès l’éveil et d’y amener mon cylindre de café, je me mets à boire la première tasse au salon, puis la seconde, différant le moment de la confrontation. C’en devient ridicule. Mon loisir prend de plus en plus l’allure d’une corvée.

Enfin, un jour, je dégote dans une boutique à prix réduits une paire de lunettes à cercles invisibles et branches métalliques. Je lui en chevauche le nez, et la sculpture, déjà sèche et nette, est achevée.

Ai-je envie de conserver une face anonyme? bof. Mettons-la de côté pour le moment. Je produis des formats modestes, et mes œuvres non-données s’alignent le long des étagères de la minuscule pièce qui me sert d’atelier. J’ai un peu de quoi voir venir, par contre je ne compte pas en faire une habitude. Je souhaite que créer demeure un plaisir. En outre, je préfère savoir à qui je consacre mes périodes de création (deux ou trois heures en matinée, vive la retraite!) et mon argent (l’argile ne poussant pas sur les balcons).

Après coup me vient l’idée d’altérer la figure mystérieuse, chose que je ne fais jamais en temps normal (à l’exception de l’ajout d’une cicatrice sur le front de ma belle-sœur). D'abord je supprime, comme s’ils avaient été épilés, les sourcils si particuliers. Puis, je les replace comparablement à l’origine et je rase le crâne inconnu.

Et soudain, je sais qui c'est. Je dépose ma tasse de café, transfère quelques modèles exposés au premier rang (j’ai pas mal produit ces derniers mois) avant de trouver celui que je cherche. Ensuite, je me précipite sur ma tablette afin de comparer les physionomies — je m’emballe certainement…

j’ai pas mal produit ces derniers mois

À la recherche d'un lien, je scrute les journaux avec fébrilité. Le père de famille a-t-il résidé à Quimper, où vivent mes cousins germains? Sa fuite l’a-t-elle mené en Bavière? nous sommes-nous côtoyés au pied de fjords norvégiens? Au fil du temps, je glane des éléments biographiques à coup de podcasts et émissions spéciales. Je passe en revue quantité d’articles sordides sur Internet, et m’abonne à des mensuels d’enquêtes et faits-divers — sans résultat probant en dépit de l’effarant monceau d’information publiée à son propos, et dont j’ignore le ratio mensonge / vérité.

Finalement, je ne vois pas où nos routes se sont croisées. Dans une vulgaire chaîne de restauration autoroutière? Je me persuade que j’exagère la ressemblance, pourtant sidérante, entre le visage que j’ai composé et celui du Français recherché depuis des années, soupçonné du meurtre de sa femme et de leurs quatre enfants. Et si l’évolution de ma sculpture rendait fidèlement compte des différents stratagèmes dont a usé le fugitif pour brouiller les pistes?

Une nuit, je m’éveille en sueur. Et ce guide de randonnée écologique à Savannakhet, en janvier dernier? N'affichait-il pas un renflement mammaire inattendu? Celui-ci serait-il dû à une thérapie hormonale féminisante? Si j'y retourne, serais-je sois cette fois accueilli par une dame avenante, dont l'entreprise aura prospéré — prospéré? ah non, ça, sûrement pas.



Photo © Pelayo Arbués

Quelques Gouttes de printemps

Au début, Ashley a dormi dans la chambre d'amis. Éloignée de ses repères, la jeune veuve a connu le luxe de commencer sa journée en se demandant où elle était, une fraction de seconde avant son coup de poing quotidien dans le ventre—la souvenance du départ de son époux. À présent qu’elle a réintégré la chambre principale, Ashley ne tire plus les rideaux le soir. Au matin, le feuillage abondant des arbres découpe un rectangle de nature sur le mur blanc.

Une nouvelle journée s’amorce. Dans la cuisine, Ashley allume la plaque sous la bouilloire. Elle s'habille, puis, accompagnée de sa tasse de café et d’une soucoupe de dattes, elle se met à la tâche. Elle ne veut rien conserver qui lui porte à l’âme ces coups si douloureux. En revanche, il ne faut pas qu’elle regrette ses choix par la suite. Pour cela, elle s’immerge dans le souvenir d’Abner, une section de l’appartement à la fois. Hier, manipulant des vêtements, elle s’est remémoré des épisodes en pleine conscience. Ça lui a fait du bien. Elle a pleuré, et elle a ressenti de la gratitude.

Aujourd’hui, la jeune veuve souhaite défricher le bureau de son mari. Dans l'entrée, elle dresse des tas. Elle donnera une partie des ouvrages aux proches d'Abner, en fonction de leurs goûts. Certains iront à la bibliothèque et d’autres, à un organisme de bienfaisance. L'équipement informatique, lui, ira à son neveu. Elle n'a pas le courage de jeter les enveloppes et les cartes postales collectionnées en raison de leurs timbres-poste figurant la nature.


Maintenant, Ashley éprouve le besoin de s’aérer. Elle mange un peu, puis hisse sur ses épaules un sac à dos rempli de livres. Une fois dehors, elle réalise qu'il pleut. Elle n'a emporté ni imperméable, ni parapluie; heureusement, la mission apparaît déjà, au coin de la rue. Ashley presse le pas. Autour d'elle, la vie continue tranquillement. Deux personnes conversent, adossées à la vitrine de la buanderie. Un magasin expose le dernier film de Déborah Cason, la cinéaste préférée d'Ashley.

Alors elle comprend qu’elle va y arriver. Oui, la vie continue. La jeune femme ralentit—au fond, elle apprécie le contact de la pluie tiède sur ses joues. Au retour, elle s'offrira le film. Et elle gardera les timbres. Elle éliminera les doubles, et trempera les enveloppes et les cartes dans un peu d’eau froide, afin de récupérer les précieux petits dessins. Elle s'y appliquera en écoutant de la musique; il faudra sûrement plusieurs soirées. Elle rangera les timbres dans la boîte de merisier. Il lui suffira de soulever le couvercle et d’en examiner une poignée pour s’imaginer que son époux les regarde à ses côtés.




Photo ©  Anastasia Zhenina