Reborn

Je savais qu’il existait des adultes, soit dit en passant considérés comme suffisamment sains d’esprit pour intégrer la société, qui se baladaient avec des poupées comme s’il s’agissait de véritables enfants: je l’avais vu dans un reportage à la télévision, bien deux décennies auparavant. Les poupons en question arboraient l’aspect extrêmement fripé qu’ont parfois les nouveau-nés âgés tout au plus de quelques heures. En gros, on parlait de petits bibendums que leurs propriétaires exposaient au creux de poussettes, ou qu’ils fixaient sur leur torse au moyen de sangles de tissu.

Je m’étais interrogée sur le pourquoi d’une telle pratique, d’autant plus qu’un simple coup d’œil dévoilait la supercherie. Mais tant que les gens passaient de bons moments, je n’allais pas critiquer. Clairement, ils vivaient un désir d’enfant non-abouti, une faim d’attention, ou de reconnaissance.

C’est pourquoi j’étais déjà un peu préparée quand ma tante me transmit son souhait de se procurer un de ces faux bébés. J’utilise le mot bébé un peu comme j’aime dire Madame à une personne de biologie manifestement masculine, habillée en jupe et talons aiguille. Je joue le jeu, quoi.

Jorda hésitait et, sentant son engouement, reconnaissant dans les nuances de sa voix l’émotion des décisions capitales, je lui rappelai que sans nécessairement enquêter sur le bien-fondé de l’affaire, son conjoint attaquait des dragons plusieurs heures d’affilée sur un écran d’ordinateur, à la quarantaine avancée.

Il faut croire que Jorda avait déjà pris le gros de sa décision: vingt minutes après notre conversation, elle m’envoya une photo de ce qu’elle désigna comme une adoption. Un terme qui ne présageait rien de bon, surtout que la poupée choisie ne possédait que peu en commun avec les créatures chiffonnées de l’émission télévisée. En partie dissimulée par une couverture, étendue dans un landau, elle paraissait sommeiller comme une minuscule fillette endormie.

Un an plus tard, la marmaille imaginaire de Jorda comptait onze petits protégés, et j’avais été gratifiée d’une filleule, chose à quoi je n’étais pas préparée et à laquelle, craignant de blesser, je n’avais pas osé dire non.


Le partenaire et les deux fils de ma tante ne voyaient pas cette passion d’un trop bon œil. Pouvais-je les blâmer? D’un autre côté, ils consacraient un temps et un argent conséquents à leur activité virtuelle. Certes, ils communiquaient avec des pairs; encore là cependant, Jorda ne perdait pas au change, muant sous mes yeux admiratifs et stupéfaits d’esseulée chronique à organisatrice de sorties liées à son original loisir.

Parce qu’elle aimait les poupées, son entourage réclamait: pourquoi ne berçait-elle pas de vrais bébés à l’hôpital, où ils manquaient de bénévoles? Moi aussi, j’avais eu ces pensées. En revanche, demandait-on aux collectionneurs de timbres-poste de donner un coup de main au facteur? Les gens payaient des sommes parfois étonnantes pour un timbre ancien, dont la valeur ne provenait que de sa rareté. Ma tante allongeait des montants comparables pour des œuvres ayant nécessité des heures de travail manuel. Elle se procurait les vêtements en seconde main, et donc, me disais-je, ils resserviraient peut-être pour des êtres réels.


Restait la question de l'amour incommensurable que Jorda affirmait éprouver. Comment son attachement pouvait-il s’avérer aussi intense? À quels manquements dans son existence palliaient-ils? En dépit d’une évidente complicité, elle et son conjoint partageaient peu sur le plan émotionnel. Mais de là à s’éprendre d’objets? Les enfants chérissent leurs jouets… nounours et peluches les apaisent. Ensuite, toutefois, ils s’en détachent.

En même temps, je la laissais vivre sa vie, et elle me laissait vivre la mienne.

J’avais évolué. Au début, cela me gênait qu’elle dégaine une poupée et la berce au beau milieu d’un café. Je m’étais fait une raison; même, j’y trouvais une leçon de vie: assumer et respecter certains côtés de ma personne, tel le risque accéléré de surmenage psychique. Et de fait, les agissements de chacun leur appartenaient. Il ne me fallait pas craindre que l’on m’associe aux inclinations de ma tante, qui par ailleurs demeuraient innocentes—du moins tant qu’elle révélait la vérité immédiatement, en cas d’intérêt de la part d’autrui. Je l’y exhortais, car selon moi, il fallait à tout prix éviter l’effet mon Dieu, son enfant est mort et elle ne le sait pas. Bien souvent, malgré mes encouragements à en sourire («c’est un faux, ça demande moins de travail!»), Jorda bredouillait une réponse inintelligible et s’éloignait.


Elle m’inquiéta seulement lorsqu’elle me confia que des changements se produisaient pendant la nuit, avec les poupons du salon.
— Tu m’as dit que tu prenais plaisir à les mettre en pyjama le soir. Tu en as quand même plusieurs, maintenant (plusieurs, pas beaucoup. Je surveillais mon vocabulaire, afin qu’elle n’y voie pas de reproche larvé). Se peut-il que tu aies mis les pantoufles canard à Dylan plutôt qu’à Louna?
— C’est Timmy, les canards. Dylan, son thème, c’est les clowns.
— Mmh... tu vois ce que je veux dire. Ça serait vite arrivé, non? Si tu es au téléphone…

La première anomalie m'avait émerveillée. Jorda pouvait presque croire que sa progéniture de vinyle s’animait lorsque tout le monde dormait, et s’amusait à lui jouer des tours. Un hochet était tombé. Un ours miniature réconfortait la fan de licornes. Après quatre ou cinq incidents, nous avions pensé au chat. Va pour une pantoufle au sol; mais un échange de bonnets? Elle s’était mise à suspecter son fils cadet. Facétieux, discret, oui, je pouvais l’imaginer taquinant la collection à la faveur de l’obscurité.

Avant que nous puissions imaginer un stratagème visant à vérifier cette hypothèse, ma tante s’éveilla pour un motif inconnu, une nuit, vers trois heures du matin. Constatant que Florian ne reposait pas à ses côtés, elle se glissa dans le corridor, puis pénétra au salon à pas de loup. Assoupi sur le divan, son partenaire ronflait doucement, une petite poupée nichée entre ses bras musclés.



photo © mana5280

L’Exemplaire d'Oscar Petitfour

Page trois, au-dessus du titre, un cachet stipule: «Ce livre appartient à Oscar Petitfour». Comment ai-je pu le manquer? Je feuillette pourtant les ouvrages, quand j’achète d’occasion. Je le reconnais sans honte aucune, passages soulignés et annotations me dérangent. J'aime le texte nu, c’est-à-dire tel que l’auteur l’a conçu. Est-ce trop demander? Assurément. Il suffit de compter les notes de bas de page¹  — parfois, on soupçonnerait le traducteur de vanter son savoir. Une remarque de temps en temps, à la rigueur; cependant nous ne sommes plus à l’époque de mes vingt ans, où il fallait se référer à plus de trente volumes d’Encyclopædia Britannica. À l’ère d’Internet, on peut aisément vérifier la disposition des îles du Ponant ou les ingrédients d’un Long Island Iced Tea. Ou bien, en posant nos questions à de vraies personnes, on amorce des conversations originales.

Il n’existe qu’une seule méthode valide à mes yeux, pour informer le lecteur : inclure l’explication dans le texte, entre deux virgules. Cela donne une délicate insertion du genre: «Abby préparerait une salade pour le pique-nique du 4 juillet, jour de la fête nationale»; mais je crois que ce procédé se limite aux œuvres moins littéraires. Dommage.

Pour en revenir à Monsieur Petitfour, je m’interroge. Cet homme aux habitudes désuètes possède-t-il une collection de cachets? «Ce disque appartient à Oscar Petitfour». «Ce film appartient à Oscar Petitfour». Sans négliger les nominettes: «Ce vêtement…». Enfin. Il porte un si joli nom! Et puis, c'est miraculeux, un petit four. Déguster en une seule bouchée un feuilleté de ris de veau ou un éclair à la crème pâtissière… Du reste, Petitfour objectera, avec raison: «De votre côté, Alberich Legault, à quoi bon acheter en seconde main si l'état des choses vous importe tant?» J’argumenterai qu’une page cornée n’en demeure pas moins anonyme.

Et d'abord, pourquoi cet exemplaire de Piège abyssinien a-t-il abouti entre mes mains? Monsieur Petitfour ne l’a-t-il pas apprécié? L’aurait-il égaré? Ça se perd, un livre, indépendamment de l’engouement qu’il suscite. Prenons une salle d'attente. Tout à coup, ça y est, on claironne votre nom. Vous vous précipitez, fourrez vos lunettes au hasard d’une poche, roulez votre imperméable en boule. Vous oubliez le livre, qui a valdingué sur le tapis. Heureusement, Petitfour obtiendra sans difficulté une autre copie de Piège abyssinien. Admettons qu'il dispose d’un budget restreint: il le choisira usagé, comme moi. Un gigantesque succès commercial — pas moyen d'y échapper.


J’ai fait le tour de la question. Confortablement installé dans mon fauteuil, j’entame ce suspense que des millions de lecteurs ont qualifié de haletant. Un dénommé Armand Carrard répond à une annonce pour le poste de ses rêves. À l’entrevue, ses muscles saillent sous son costume élégant. Tiens. Je ne l’imaginais pas si bien bâti. Ah non! C'est Oscar Petitfour qui présente de l’embonpoint, entre tourtières et daubes miniatures. Le cher homme commence à me plaire. J'ai faim.

Cinq biscuits apéritif plus tard, j’ai progressé de dix-neuf pages. J’envisage de me procurer d'authentiques mignardises pour accompagner ma lecture. Il me semble y avoir droit. Bonne nouvelle! Armand Carrard décroche le poste convoité: directeur de la sécurité sur le Majesté Maritime. Djibouti, Madagascar, la Mer Rouge... Il n'en finira pas de voyager. Je le visualise sur son navire, aux petits soins avec les vacanciers, leur concoctant des festins… Ah non. Carrard ne cuisine pas. Il ressemble plus à James Bond qu'à un cordon-bleu débonnaire. Aux commandes de motomarines endiablées, il affrontera des truands. Bof. Je suis davantage d'humeur à fréquenter Julia Child ou Brillat-Savarin. Et si j'essayais de localiser l’inspirant Petitfour? Douze Grains vient justement d’ouvrir une succursale dans le quartier. J’en profiterai pour lui remettre son bouquin. Sacré Oscar.


¹Qui nous arrachent au récit.



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photo © marqquin

Quelques Gouttes de printemps

Au début, Ashley a dormi dans la chambre d'amis. Éloignée de ses repères, la jeune veuve a connu le luxe de commencer sa journée en se demandant où elle était, une fraction de seconde avant son coup de poing quotidien dans le ventre—la souvenance du départ de son époux. À présent qu’elle a réintégré la chambre principale, Ashley ne tire plus les rideaux le soir. Au matin, le feuillage abondant des arbres découpe un rectangle de nature sur le mur blanc.

Une nouvelle journée s’amorce. Dans la cuisine, Ashley allume la plaque sous la bouilloire. Elle s'habille, puis, accompagnée de sa tasse de café et d’une soucoupe de dattes, elle se met à la tâche. Elle ne veut rien conserver qui lui porte à l’âme ces coups si douloureux. En revanche, il ne faut pas qu’elle regrette ses choix par la suite. Pour cela, elle s’immerge dans le souvenir d’Abner, une section de l’appartement à la fois. Hier, manipulant des vêtements, elle s’est remémoré des épisodes en pleine conscience. Ça lui a fait du bien. Elle a pleuré, et elle a ressenti de la gratitude.

Aujourd’hui, la jeune veuve souhaite défricher le bureau de son mari. Dans l'entrée, elle dresse des tas. Elle donnera une partie des ouvrages aux proches d'Abner, en fonction de leurs goûts. Certains iront à la bibliothèque et d’autres, à un organisme de bienfaisance. L'équipement informatique, lui, ira à son neveu. Elle n'a pas le courage de jeter les enveloppes et les cartes postales collectionnées en raison de leurs timbres-poste figurant la nature.


Maintenant, Ashley éprouve le besoin de s’aérer. Elle mange un peu, puis hisse sur ses épaules un sac à dos rempli de livres. Une fois dehors, elle réalise qu'il pleut. Elle n'a emporté ni imperméable, ni parapluie; heureusement, la mission apparaît déjà, au coin de la rue. Ashley presse le pas. Autour d'elle, la vie continue tranquillement. Deux personnes conversent, adossées à la vitrine de la buanderie. Un magasin expose le dernier film de Déborah Cason, la cinéaste préférée d'Ashley.

Alors elle comprend qu’elle va y arriver. Oui, la vie continue. La jeune femme ralentit—au fond, elle apprécie le contact de la pluie tiède sur ses joues. Au retour, elle s'offrira le film. Et elle gardera les timbres. Elle éliminera les doubles, et trempera les enveloppes et les cartes dans un peu d’eau froide, afin de récupérer les précieux petits dessins. Elle s'y appliquera en écoutant de la musique; il faudra sûrement plusieurs soirées. Elle rangera les timbres dans la boîte de merisier. Il lui suffira de soulever le couvercle et d’en examiner une poignée pour s’imaginer que son époux les regarde à ses côtés.




Photo ©  Anastasia Zhenina

L'Été à Montréal

Il fallait que je me montre raisonnable: dans une ville de la taille de Montréal, il n’y avait aucun risque d’être surpris. A fortiori un samedi soir en été, lorsque les rues, d’un festival à l’autre, débordent de monde et d’animation. Le crépuscule avait fini par tomber, réduisant encore l’éventualité d’une identification. Ajoutons à cela que, de passage pour la première de son film, RC vivait dans un autre pays (même s’il se débrouillait bien, il n’était pas aussi célèbre qu’un Steven Spielberg), et je me laissai convaincre que, sur ce banc du Square Cabot où je ne me rendais de toute façon jamais, je pouvais m'abandonner à un gros baiser dans ses bras massifs.


Aaah, l’été à Montréal… des concerts dans toutes les langues du monde… les effluves des cuisines de rue, les températures élevées qui dénudent les corps et engourdissent les principes… À travers toute cette agitation, des enclaves romantiques subsistaient, comme en attesta le lendemain le magnifique tirage de ce duo enlacé, lèvres unies, à la une de Montrealis.

Après avoir encadré la photo, j’apposai une petite étiquette comme on en voit dans les musées. Le Risque zéro n’existe pas, couple illicite au Square Cabot, été 2018.


Photo © Eduardo Soares

La Maison apprivoisée

Incapable de s’endormir, Christiane descend les marches dans l'obscurité. Le rez-de-chaussée se divise en deux zones: sur la gauche, une cuisine équipée et sur la droite, un salon. Par les fenêtres de la cuisine s'infiltre la lumière d'un réverbère. Christiane fronce les sourcils. Il faudra accrocher des rideaux, songe-t-elle en rajustant les pans de son peignoir. Un tissu blanc à carreaux rouges fournira une touche campagnarde à la pièce.

Les quatre mois passés seule dans l'ancienne demeure conjugale ont persuadé Christiane de changer de cadre. En outre, le style moderne qu'affectionne Eduardo lui semble à présent froid et impersonnel. Elle a eu le coup de foudre pour cette petite maison à proximité du port. Parfaitement fonctionnelle, elle ne nécessitait pas de réaménagement. Christiane l'a achetée telle quelle, avec la totalité du mobilier, la literie, même les tableaux sur les murs. La propriétaire précédente louait l'endroit pour de courts termes. Par chance, ses goûts concordent avec ceux de Christiane. Cette dernière apprécie de se laisser surprendre par la maison: elle a trouvé un espace de rangement derrière une causeuse, et au fond d'un tiroir, un paquet de crayons encore scellé. Elle s'appropriera les lieux au fil du temps.

Elle a toujours adoré l'atmosphère décontractée des lieux de villégiature.

Christiane ouvre le frigo. Elle verse du lait dans une tasse en forme de hibou. Pendant que le liquide réchauffe dans le four à micro-ondes, elle se rend au salon et allume une lampe. Ensuite elle récupère la tasse, vérifie la température, ajoute une cuillerée de miel. Emportant la boisson, elle s'assied sur le divan et tire la courtepointe sur ses jambes. Des magazines de décoration s'empilent sur la table basse. Christiane examine quelques couvertures et sélectionne un numéro consacré aux résidences secondaires. Elle a toujours adoré l'atmosphère décontractée des lieux de villégiature. L'éditorial suggère de doter son domicile d'une telle ambiance, en encadrant une photo-souvenir ou en utilisant de la vaisselle achetée en vacances. Christiane tourne la page. L'équipe de la revue a retenu dix demeures, pour leur façade, leur agencement intérieur ou la vue qu'elles offrent sur les alentours.

Sirotant le lait à peine sucré, elle observe les propriétés, enregistrant parfois certain détail particulièrement seyant. Surprise, elle reconnaît la troisième habitation. C'est la sienne. Heureusement, aucune photo extérieure ne permet de l'identifier. Christiane cherche la date de parution du magazine. Il remonte à deux ans. Amusée, elle regarde les images. Elle note plusieurs différences mineures, comme le couvre-lit d'une des chambres, et la commode de l'entrée, qui séjourne désormais au salon. Des rideaux gris taupe donnent une allure distinguée à la cuisine. Christiane sourit. Oui, un tissu blanc à carreaux rouges, ce sera bien.



Photo © Bilderboken

Une Rencontre tardive

Je n’allais plus beaucoup sur Facebook. Ça n’aidait pas que j’aie oublié mon mot de passe, et que mes tentatives pour en changer aient successivement échoué. Au lieu de persister, je prenais ça comme un encouragement à limiter mon temps d’écran. Je pouvais encore accéder au réseau social via mon téléphone, mais s’il est vrai que je me servais du système de messagerie, il ne m’arrivait que rarement de scroller. Enfin, rarement d’après certaines normes. On parle d’une séquence d’une vingtaine de minutes par jour, malgré tout.

Par contre, lorsque mon amie Reshell a connu un revers de fortune, je me suis mise à visiter plus assidûment son profil dans le but de mieux l’entourer. OK, l’expression s’applique en général aux difficultés financières, mais c’est l’image qui me vient. D’ailleurs, en consultant le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, mon dictionnaire en ligne, j’apprends que Fortune était le nom d’une divinité qui présidait aux aléas de la destinée humaine, et qui distribuait les biens et les maux selon son caprice. Même si ce n’est pas nécessairement comme ça que je conçois les choses, l’expression fonctionne.

Reshell est une femme qui mène sa vie avec application. Retraitée d’une carrière dans le domaine de la santé, elle gère intelligemment ses revenus, se contentant d’un logement petit mais suffisant, et se consacrant à ses deux passions. En ordre alphabétique, l’écriture, et son fils.

Oh oui, Reshell prend l’écriture au sérieux, et davantage façon Stephen King («votre boulot principal est de raconter une histoire») que Marguerite Duras («Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait»). Elle compose des opus gorgés de rebondissements, avec des dialogues truculents entre des personnages émotifs et colorés. Ses paragraphes, truffés de saveurs et de textures différentes comme des boules de crème glacée Ben & Jerry’s, procurent la sensation d’être en compagnie d'amis. À raison de huit séances par semaine, Reshell anime bénévolement notre petit groupe d’écrivains—c’est vous dire de quel genre de personne il s’agit.

L’autre passion de Reshell, c’est son fils, Kaiden. Entre eux s’est déployée une relation réciproque, bâtie d’année en année à partir de l’authentique complicité qui relie deux êtres animés des mêmes valeurs de générosité, de dynamisme et de créativité. Tout cela, saupoudré d’enthousiasme en commun pour la musique rock, l’univers Marvel, et les galas de lutte professionnelle dans toute leur splendeur bouillonnante et théâtrale. Mère et fils se voyaient souvent, et ça me fait drôle de dire «mère et fils», tant j’ai l’impression qu’ils s’étaient choisis indépendamment des liens de sang. Cette fréquentation soutenue ne les avait empêchés ni l’un ni l’autre de travailler à temps plein (dans l’écriture, désormais, en ce qui concernait Reshell) et de forger d’autres relations solides. Kaiden et son amoureuse Adriana s’étaient mariés, et même lorsque ces deux-là avaient mis au monde leur enfant, des paroles prononcées ici et là par mon amie entre deux tranches d’écriture révélaient qu’elle mettait son point d’honneur à respecter leur intimité.

Le revers de fortune que connut Reshell, c’est que son unique enfant décéda. À l’âge de 43 ans. Un revers de fortune en ostie de calisse de tabarnak, si vous voulez mon avis.

Et donc pour en revenir à Facebook, je me mis à commenter régulièrement les publications de Reshell quand celles-ci m’inspiraient, car il me semblait que cela constituait une manière supplémentaire d’être présente—avec les messages que nous échangions de temps en temps et les conversations privilégiées, parfois, à la faveur des rencontres d’écriture. C’est très certainement en raison de ces interventions plus nombreuses qu’Ilan me remarqua, et me transmit sa demande de connexion via le réseau. Je voyais bien de qui il s’agissait: non seulement le frère de Reshell était actif sur le profil de cette dernière, en plus il avait pris la parole lors des funérailles.

Les funérailles.

Au départ, la pensée d’y assister ne m’avait même pas effleurée. De un, des membres de la famille habitaient à New York et à Bucarest, et je croyais que la cérémonie aurait lieu virtuellement. Oui, je suis un peu étourdie. Je m’arrête sur une idée et ne réfléchis pas plus loin. C’est reposant, des fois. De deux, je n’avais jamais saisi l’occasion de rencontrer Kaiden, ce qui ne m’empêchait pas de savoir plusieurs choses à son sujet, comme le fait qu’il invitait toujours Reshell à ses concerts (sauf quand il s’attendait à du grabuge), et indépendamment du fait que sa maman ne représentait a priori pas le public cible en matière de punk fastcore.

Et puis, le matin des funérailles, je me suis dit que si l’info était affichée sur le profil Facebook de Reshell, je pouvais bien y aller, moi. Au pire, on me refuserait l’entrée; pas de trouble. J’aurais au moins fait ça pour elle, car j’avais été si peu présente au cours de l’année écoulée que je n’avais pas mesuré la gravité de la situation.

Contrairement aux célébrations chrétiennes auxquelles j’étais habituée et où le temps de parole des proches se limite à une poignée de minutes, pour une messe d’une heure ou une heure trente, cette maison funéraire juive attribuait les proportions inverses. Les trois témoignages, offerts entre autres par Ilan et par le meilleur ami de Kaiden, décrivirent un homme chaleureux, accueillant, et d’une immense bonté. C’était limpide: dans la salle comble et feutrée, leur gratitude d’avoir connu Kaiden, leur admiration envers qui il était, avec ses qualités de cœur colossales, bienfaisantes, bénéfiquement contagieuses, jaillirent de la cuirasse robuste de leur douleur comme des rayons lasers. C’était tellement puissant, simple, et évident que cette lumière m’atteignit en profondeur et modifia quelque chose en moi—je voudrais dire: dans mon ADN. J’ai eu envie, et j’ai décidé, de ressembler à Kaiden.


La mort implique une séparation souvent brutale et souvent bouleversante, mais pas forcément définitive, d’après mes recherches et mon expérience à ce propos. Grâce à cette croyance, j’ai facile à exprimer les sentiments de compassion qui montent en moi, sans amertume. J’ai songé que c’était probablement le contenu spécifique d’un de mes commentaires au bas d’un post qui avait donné à Ilan l’idée d’envoyer sa demande d’amitié. J’ai pensé qu’il s’était dit: «Tiens, je ne vois pas qui est cette personne qui semble connaître Reshell et Kaiden.» Comme s’il avait voulu récupérer tout ce qu’il pouvait de son neveu, apprendre peut-être une nouvelle anecdote le concernant, sorte de trésor posthume. Et le fait que quelqu'un ait cru que j’avais été proche de Kaiden m’a remplie de fierté.



Picasso, La Lecture de la lettre

My Own Private XDDL

Curieux. D’habitude, je sculpte des proches, famille ou amis; parfois, des individus issus du show-business. Là, les traits évoluent graduellement sous mes doigts, mais je ne visualise pas encore de qui il pourrait s’agir. Il arrive en effet que je commence sans projet spécifique, modelant l’argile un peu au hasard. Même si je réalise par la suite que l’intention était là dès le départ, je tarde à identifier l’objet de mon travail. Ainsi dans le cas de ce faciès espiègle que j’avais baptisé Amanda. En fin de compte, je reconnus Lauren Tewes interprétant Julie McCoy, la pétillante directrice de croisière de la série télévisée La Croisière s’amuse. Dans un autre ordre d’idées, ce que je considère comme une de mes plus belles réussites — exécutée tout à fait consciemment cette fois — consiste en un minois dont l’apparence se modifie en fonction de l’endroit où l’on se place. Pour moi, la pièce incarne la petite-fille de M. Linh, celle-là même de l’inoubliable livre de Philippe Claudel.

Les jours passent et je dois dire que le suspense perdure. À mesure que les traits en cours de modelage se précisent, j’admets qu’ils sortent carrément du lot. De un, j'opte la plupart du temps pour des femmes, ou à la rigueur des enfants, comme les trois fils de ma sœur. De deux, ce visage ne me rappelle strictement rien, ni personne. Ovale, avec une ligne frontale haute et des sourcils fournis qui descendent bas, encadrant des yeux légèrement tombants au regard réflexif. Le nez est droit, son extrémité charnue, et la bouche forme un pli neutre à l'arc supérieur prononcé, plus arrondi que pointu. J’ai inséré quelques rides de front et de sourire, ainsi que des pattes-d’oie.
Inconnu au bataillon. 
Ça changera peut-être; qui sait si la prochaine fois que je soulèverai le linge humide, je ne m’exclamerai pas: «Grand-oncle Viktor!».

Si je suis complètement honnête, il me faut avouer que cette physionomie me met un chouïa mal à l’aise. En même temps, je ressens une pointe de fierté. Indéniablement, je suis en train de créer quelque chose, et ma production a de la personnalité. L’Authentique Inspiration, celle des Maîtres, me gagnerait-elle? Consacrerais-je le reste de ma pratique à façonner des œuvres ingrates qu’acclamera la critique? Je pense aux artistes de l’Antiquité. Également, qui oserait se vanter d’orner sa cheminée d’un buste du Dr House plutôt que d’un politicien chafouin de l’empire romain?

En parlant de chafouin, décidément, cette tête ne me dit rien qui vaille. Même, je me sens vaguement incommodé en sa présence. Au lieu de me dépêcher en direction de l’atelier dès l’éveil et d’y amener mon cylindre de café, je me mets à boire la première tasse au salon, puis la seconde, différant le moment de la confrontation. C’en devient ridicule. Mon loisir prend de plus en plus l’allure d’une corvée.

Enfin, un jour, je dégote dans une boutique à prix réduits une paire de lunettes à cercles invisibles et branches métalliques. Je lui en chevauche le nez, et la sculpture, déjà sèche et nette, est achevée.

Ai-je envie de conserver une face anonyme? bof. Mettons-la de côté pour le moment. Je produis des formats modestes, et mes œuvres non-données s’alignent le long des étagères de la minuscule pièce qui me sert d’atelier. J’ai un peu de quoi voir venir, par contre je ne compte pas en faire une habitude. Je souhaite que créer demeure un plaisir. En outre, je préfère savoir à qui je consacre mes périodes de création (deux ou trois heures en matinée, vive la retraite!) et mon argent (l’argile ne poussant pas sur les balcons).

Après coup me vient l’idée d’altérer la figure mystérieuse, chose que je ne fais jamais en temps normal (à l’exception de l’ajout d’une cicatrice sur le front de ma belle-sœur). D'abord je supprime, comme s’ils avaient été épilés, les sourcils si particuliers. Puis, je les replace comparablement à l’origine et je rase le crâne inconnu.

Et soudain, je sais qui c'est. Je dépose ma tasse de café, transfère quelques modèles exposés au premier rang (j’ai pas mal produit ces derniers mois) avant de trouver celui que je cherche. Ensuite, je me précipite sur ma tablette afin de comparer les physionomies — je m’emballe certainement…

j’ai pas mal produit ces derniers mois

À la recherche d'un lien, je scrute les journaux avec fébrilité. Le père de famille a-t-il résidé à Quimper, où vivent mes cousins germains? Sa fuite l’a-t-elle mené en Bavière? nous sommes-nous côtoyés au pied de fjords norvégiens? Au fil du temps, je glane des éléments biographiques à coup de podcasts et émissions spéciales. Je passe en revue quantité d’articles sordides sur Internet, et m’abonne à des mensuels d’enquêtes et faits-divers — sans résultat probant en dépit de l’effarant monceau d’information publiée à son propos, et dont j’ignore le ratio mensonge / vérité.

Finalement, je ne vois pas où nos routes se sont croisées. Dans une vulgaire chaîne de restauration autoroutière? Je me persuade que j’exagère la ressemblance, pourtant sidérante, entre le visage que j’ai composé et celui du Français recherché depuis des années, soupçonné du meurtre de sa femme et de leurs quatre enfants. Et si l’évolution de ma sculpture rendait fidèlement compte des différents stratagèmes dont a usé le fugitif pour brouiller les pistes?

Une nuit, je m’éveille en sueur. Et ce guide de randonnée écologique à Savannakhet, en janvier dernier? N'affichait-il pas un renflement mammaire inattendu? Celui-ci serait-il dû à une thérapie hormonale féminisante? Si j'y retourne, serais-je sois cette fois accueilli par une dame avenante, dont l'entreprise aura prospéré — prospéré? ah non, ça, sûrement pas.



Photo © Pelayo Arbués

Le Cellulaire de Noël

— Oui, j’attends l’autobus. Il doit arriver dans quatre minutes, mais ça m’étonnerait, vu la neige.
— L’autobus? Toi?
— La voiture est au garage... Pffft… je suis complètement déprimée en ce moment. Je ressens ça de plus en plus chaque année: à la période des fêtes, ça ne va pas du tout.
— Il fait plus sombre, on entre dans l’hiver… c’est un peu le moment de se chouchouter, quand on peut. Prendre un bain… boire un bon chocolat chaud… se réfugier dans son divan avec de la musique qu’on aime et un livre, regarder une série ou un film…

— Oui, mais moi c’est davantage le fait que d’une année à l’autre, je sais de moins en moins quoi acheter pour Gilles et les enfants.
— Euh…
— C’est pas facile, tu sais! Je leur ai demandé de me faire des listes mais il n’y a encore rien qui est venu…
— Moi, je dis toujours qu’on peut trouver tous ses cadeaux de Noël à La Soupière, tu vois? le magasin indépendant sur Mont-Royal, avec des articles de cuisine.
— On a déjà tout ça.
— Oui, je m’en doute, mais parfois on peut remplacer par quelque chose de plus beau, de meilleure qualité… une tasse, un tablier…
— Bof, ça me dit rien. Et qu’est-ce que je fais après de ce que j’ai remplacé?
— Tu donnes.
— Où? J’ai pas beaucoup le temps d’aller porter des affaires à gauche à droite, moi…
— Tu n’es pas obligée d’aller tout de suite. Tu les rassembles dans une boîte en carton.
— Ouais, mais je la mets où, la boîte, en attendant ? C’est encombrant…
— Tu trouves une place dans un placard?
— Oui mais alors je vais oublier… ça me paraît compliqué. Et puis, je fais quand même des cadeaux d’un certain montant, je ne veux pas acheter n’importe quoi.
— Ils ont des machines à pain…
— Bof.
— Ou alors, tu peux faire des «bons pour», par exemple des sorties au resto. Un endroit où vous n’êtes jamais allés, un peu plus luxueux… tu peux même imaginer des restos deux par deux, un parent avec un enfant, et Alix et Oscar sans vous, comme ça ils resserrent leur lien…
— Aller au restaurant, ça ne fera pas du tout fête, on y va déjà régulièrement. Et les enfants n’auront aucune envie de passer du temps ensemble, ils vont carrément croire que je me moque d’eux. Quelle corvée...
— Oui enfin, en même temps, on s'entend que c'est quand même une chance d'avoir les moyens d'offrir de beaux cadeaux aux personnes qu'on aime.
— En plus, la réunion de famille est chez nous cette année, et mon cousin est végane. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à manger? Y’a rien, je ne peux RIEN faire.
— Comment ça? Tu cuisines aussi des accompagnements, non? alors tu ajoutes du végé pâté sur une petite assiette et le tour est joué. Il ne s’attend certainement pas à un buffet entier, tu sais?
— Mouais. Ah, voilà l’autobus, je te laisse, à la prochaine...


Un homme est assis sur du carton étalé à même le trottoir, un berger allemand endormi contre lui. L'homme regarde dans le vide. Avant de grimper dans l'autobus, la dame lui laisse son café; elle le dépose sur le carton.
— Attention de ne pas le renverser, il vient de chez Tomei.

Il reste effectivement quelques gorgées à l'intérieur du gobelet.



Photo © Giancarlo Duarte
Photo © Georgi Kalaydzhiev


Une Belle Chemise pour mon mari

Il y en a qui considèrent ça comme la pire des impolitesses — pas moi. Je m’intéresse aux livres. À tous les livres, et depuis toujours. Mon corps est gorgé de souvenances liées à la lecture. On se rappelle en général avec une précision étonnante notre contexte lors du déclenchement d’un événement d’importance historique; moi, j'exhume des ressentis de bibliothèques, de librairies, de révélations littéraires. Aaah, cette librairie côtière sur une table de laquelle j’ai lu pour la première fois le nom de Mary Higgins Clark... l’escalier exigu qui menait à la section jeunesse d'un magasin qui a fermé il y a des années… l’abondance jouissive inhérente aux foires du livre...

Alors à mes yeux, si quelqu’un tient un livre entre ses mains, dans les transports en commun par exemple, c’est presque une invitation. Il faut que je sache! En outre, on peut jouer à qui lit quoi, une manière habile de tester nos préjugés. Le jeune au hoodie découvre-t-il Simone de Beauvoir? La dame âgée se délecte-t-elle d’un de ces atroces passages dont Paul Cleave a le secret? Il suffit de faire preuve de discrétion, mettons en rajustant d’imaginaires lacets, de façon à apercevoir la couverture. Le principe étant que la personne ne remarque pas le manège. Tête droite, on regarde la page du coin de l’œil. La joie suprême étant de glaner un nom et d'en déduire le titre… Heathcliff. Lisbeth. Il y en a pour tous les goûts! Tessa et Hardin, Robert Langdon, Hermione Granger... Séverine Sérizy.

Grande, peau blanche, la quarantaine, ma voisine de métro porte un tailleur classique de laine rouge, la jupe au genou. Je sais déjà qu’elle lit une saga historique québécoise (quatre volumes en tout). Laquelle, je l’ignore, mais j’ai entrevu l’illustration de couverture, aimable et colorée avec son immanquable jeune femme en robe d’époque sur fond de village. Oh! la lectrice se redresse. Elle farfouille dans l’ouvrage, récupère son marque-page et l'observe un instant. Moi aussi, je l'observe, et pour cause: il s'agit d'une photo de mon mari. Assis sur un banc, il déguste une viennoiserie.

Uh!

Je m'en souviens parfaitement. Nous étions allés nous promener au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, une destination étrange aux yeux de certains, calme, arborée, assurément originale. J’avais fait imprimer plusieurs exemplaires de la photo chez Jean Coutu, afin qu’Yvan puisse en envoyer à sa mère et en conserver pour son usage personnel. Une idée dont il avait clairement tiré parti. En passant, oui, ça peut paraître narcissique sur les bords, mais j’aime bien posséder deux-trois portraits sur lesquels je me trouve à mon avantage. J’en épingle au mur de mon bureau ou je les utilise comme marque-pages, justement. C’est parfois bon de se visualiser de façon positive.


À mon tour je me lève, et emboîte le pas à celle qui incarne possiblement ma belle-épouse (j’emprunte le terme à Millie Jackson qui chante ce que l’on pourrait traduire par «Si c’est mal de t’aimer, je ne veux pas faire le bien»). J’étais en route pour acheter de nouvelles chemises à Yvan, alors on s’entend que ça peut attendre. Ciboire! voilà une chose que je ne ferai peut-être plus jamais... Telle une intruse, l’affligeante pensée s’est insinuée dans la rage bouillante de mon cœur. Je ris jaune en suivant ma belle-épouse le long des interminables couloirs de la station Square-Victoria et, lorsqu’elle s’engage dans l’escalier roulant, je laisse un homme monter entre nous. Nous empruntons la rue McGill, puis tournons à gauche sur Notre-Dame Ouest. Sans diminuer le rythme, la lectrice au tailleur de laine rouge consulte son téléphone cellulaire, le replace dans son élégant sac de cuir et pénètre dans un salon de coiffure tout aussi élégant. Wow. Postée sur le trottoir, je contemple l'établissement de conception épurée, ses meubles de cuir aux tons que l’on nomme probablement taupe, feu de bois, poudre ambrée. Un individu vêtu d’une robe droite et doté d’une époustouflante tignasse dorée conduit la femme vers un fauteuil.

Que faire? Entrer, demander un rendez-vous? Pas question de débourser une cenne pour cette poseuse. J’avise une succursale de Douze Grains à deux pas et, une fois à l’intérieur, je commande un Earl Grey puis m'installe à proximité de la fenêtre pour une session de sombre rumination.

Yvan. Une liaison.


Souvent, les gens proclament qu’ils font confiance à cent mille pour cent à leur douce moitié. Comment peuvent-ils estimer connaître à ce point leur partenaire? L’ont-ils émasculé, évaginisée (ou désutérussisée)? Quelle confiance en eux-mêmes, en leur partenaire, en la vie! Quelle naïveté!

Or, force est de constater que je pense de la même façon. J’ai toujours considéré Yvan comme fondamentalement honnête, fondamentalement bon et droit. Par ailleurs, il me semblait surtout qu'à la différence des autres, je «verrais venir»: si mon mari se mettait à rentrer tard le soir, s’adonnait subitement à une nouvelle passion, quelle qu’elle soit — squash, peinture à l’huile, langue des signes —, je lui poserais des questions. Qui participait, aujourd'hui? A-t-il des enfants? A-t-elle un animal de compagnie? Je lui offrirais de temps en temps de venir le chercher à la fin de sa pratique ou de son cours. Non, pas pour le surveiller. Parce que je m’intéresse un minimum à son existence, tout comme lui s’intéresse à la mienne.

Mais Yvan rentre directement après le travail. De ce que j’en sais... Est-ce pour cette raison qu’il refuse d’envisager de passer à temps partiel: il a déjà sauté ce pas à mon insu, partageant une heure chaque jour avec la madame aux cheveux chers? Parce que ça aussi! les cheveux. Yvan égalise les miens régulièrement. Il les adore longs et naturels; nous nous rejoignons là-dessus, comme sur tant d’autres choses. Curieusement, au contraire de mes rides, qui nécessitent un petit travail d’acceptation, les cheveux blancs qui apparaissent lentement dans ma chevelure tandis que s’établit la cinquantaine me procurent une authentique joie. Est-ce que j’associe cela à la sagesse? à une forme d’apaisement? à la mort occupant sa juste place, encore potentiellement fort éloignée et devenant une réalité un peu plus tangible, ornant l’horizon de sa promesse de paix, pour quelqu’un qui lutte constamment contre l’anxiété?

Ne pas me soumettre à la mode, me vêtir avec style dans les nombreuses boutiques de seconde main de la ville, j’en tire fierté. Je croyais qu’Yvan et moi étions sur la même longueur d’ondes, voilà tout. Ainsi cet acteur anglais qui fréquentait une mannequin sophistiquée et que l’on a débusqué en compagnie d’une travailleuse du sexe alpaguée sur le trottoir. Il faut croire qu’on a parfois envie de l’inverse de ce à quoi l’on est habitué, et mon mari aime peut-être réellement ma simplicité.

Les larmes montent à mes yeux et je tente d'y pallier en absorbant des gorgées de la boisson parfumée. J’avais trouvé la perle rare. Le meilleur homme du monde. À ce sujet, pourquoi tant de gens mettent automatiquement un terme à une relation pour ce genre de raisons? C’est vrai, quoi, je murmure au motif floral anglais de la tasse. Un paquet d'années ensemble, des enfants dans certains cas: cela ne vaut-il pas la peine de discuter, réfléchir, chercher une aide thérapeutique? Faque, ce serait à moi de goûter à ma propre médecine. Oui, je mettrai les choses à plat avec Yvan, évidemment que je ne vais pas lui claquer la porte au nez. Mais il faut que j'en aie le cœur net. J’abandonne la délicate tasse sur la table, attrape ma veste et franchis les quelques mètres qui me séparent de ma belle-épouse. Au fond de la pièce, le sommet du crâne engoncé dans un casque chauffant, elle feuillette un magazine. Ce genre d’engin existe donc encore, me dis-je drôlement avant de me planter en face d’elle.

— Qui êtes-vous? Pourquoi avez-vous une photo de mon mari?

— Pardon?


Je m’efforce de m’exprimer plus froidement, sans colère, comme si je maîtrisais mes émotions (ce qui n’est absolument pas le cas).

— Dans votre livre. Mon époux.

— Votre conjoint? C’est qui d’abord, votre conjoint?

Ah, cette tocade de canceller du vocabulaire.

— Là! dis-je, désignant Le Clocher de l’Église, le volume trois des Épisodes de la Vie de Jean-Charles Charmant qu’elle vient, fort à propos, de sortir de son sac.

Je lui arrache le volume des mains et en extirpe le document compromettant, la pièce à conviction, enfin la photo, quoi.

— Et ça?

— Ça? J’ignore ce que c’est.

— Ah oui? Vous vous baladez avec des images d’inconnus? Et vous pensez que je vais avaler ça?

J’ai l’impression d’interpréter un rôle sur une scène. On nous écoute, l’esclandre se trame, ma tête tourne.

— Je n’essaie certainement pas de vous faire avaler quoi que ce soit, dit la dame. Et vous, qu’est-ce que vous faites ici, à me questionner? Faut-il que j’appelle la police?

Là, je me dis qu’elle n’est pas vite gênée. En tout cas, elle ment avec aplomb. Je me demande subrepticement quelle profession elle occupe. Et c’est vrai qu’elle a l’air d’ignorer de quoi je parle.

— Elle se trouvait dans le livre quand je l’ai emprunté, poursuit-elle. Donc je n'ai pas mis un de mes marque-pages. Et puis, avouez qu’il n’est pas désagréable à voir, votre mari!

C’est gentil, ça. En plus, elle a dit mari. Ah non, elle ne m’aura pas! Je contre-attaque.

— Je ne lis pas ce genre de bouquins.

Prononçant ces paroles, j'éprouve un mesquin plaisir à me distancier d’elle, ne fût-ce que par nos habitudes de lecture. Je n’ai rien contre les romans d’époque; il se trouve que je préfère les intrigues contemporaines.

— Et bien je ne sais pas! Là, prenez votre photo et laissez-moi tranquille, maintenant.

Je récupère le cliché et quitte le salon le plus dignement possible, sans courir et sans regarder alentour. Je n’en reviens pas de mon flegme, et pourtant je suis sur le point de m’effondrer. Me surprendront-ils à genoux dans la rue, aux premières loges depuis l'espace feutré?

Portant attention à mes pas, je m’éloigne.

Puisque mon hypothétique rivale refuse de parler, j'essayerai auprès de mon époux. J’aurais dû exiger un nom — c’est alors que vient l’idée. Certes, Montréal compte de nombreuses bibliothèques, cependant celle que l’on appelle familièrement la Grande Bibliothèque constitue la plus importante réserve de livres de la métropole, et se situe grosso modo sur ma route. En revanche, sur place, personne ne me laisse ne fût-ce que consulter une liste des lecteurs qui ont emprunté Le Clocher de l’Église. Une bonne chose en soi, je le reconnais. En Belgique, mon pays d'origine, j’aurais obtenu gain de cause avec un peu d’insistance — une mauvaise chose en soi, je le reconnais. Je n’exagère pas. Lors d’un séjour quelques mois auparavant, j’avais été témoin de l’incident suivant: au bureau de poste, un homme à qui il manquait l’un des documents requis avait obtenu le changement d’adresse de sa belle-mère, alléguant que cette dernière était à l’hôpital. Et s’il fraudait?

Belle-mère!

— Viola, as-tu lu Le Clocher de l’Église, de Jean-Charles Charmant?

— Ah oui, ma chérie? C’est bien, c’est bien!

Après éclaircissement (et allumage de prothèse auditive), il s’avère que non seulement Viola a lu l’ouvrage, mais qu’elle l’a emprunté à la bibliothèque. Elle s’excuse d’avoir perdu la photo d’Yvan et me remercie de l’avoir retrouvée, non sans me féliciter de ma perspicacité. Le problème n’est pas là, et je la remercie à mon tour, toutefois sans promettre de lui rendre son marque-page préféré.





Photo © Antonio DiCaterina
Photo © Studio Media

Absences

 Tommaso ne parle plus.

À vrai dire, je ne l’entends même plus.

Attention, je perçois les bruits qui montent de l’immeuble et de la rue. Mon ouïe fonctionne parfaitement. Je suis capable d’évaluer la situation. 

Il n’a peut-être rien à dire? Tommaso a toujours été taciturne — enfin, pas exactement. Taiseux, disons. D’habitude il me répond, voilà tout. Parfois. Mon bavardage le fatigue, le pauvre. Cela fait tant d’années maintenant... voyons… quarante-trois. Quarante-trois années en couple, dont trente-deux mariés. Mon bon, si bon Tommaso.

J’ai préparé le café. Je m’enthousiasme encore à utiliser la cuillère doseuse, choisie avec tant de soin. Minimalistes avant l’heure, nous sélectionnions scrupuleusement chaque acquisition. Mais le café est fort aujourd’hui, beaucoup trop fort. Ça m’étonnerait que j’aie confondu les ustensiles.

Il arrive des choses étranges ces derniers temps. Des choses que je ne m’explique pas.

Il arrive des choses étranges ces derniers temps. 

Où est mon Tommo? J’admire la surface de marbre de la cheminée, impeccablement lisse. Je réprime un fou-rire devant le cadre en pin. À l’intérieur, un inconnu sourit, un garçonnet sur les épaules. L’image venait avec le cadre. Je voulais tenter l’expérience depuis longtemps — dérouter sottement les gens qui me questionneraient à leur sujet. Je ne me rappelais pas être passée à l’acte.

Tommaso me manque. C’est drôle à dire, parce que nous passons nos journées ensemble. Mon chéri, si bon et si adorable.

Où se cache-t-il? Sommeille-t-il dans notre chambre? non... Il grignote un bonbon à la cuisine? pas plus... Alors, il lit un livre au salon. Non.

Pourquoi ne m’a-t-il pas annoncé qu’il sortait? Le verrai-je rentrer, si je me poste à la fenêtre?

Sur le trottoir se promènent des passants audacieux. Robes courtes, pas de collants… Un rayon de soleil, et hop! bonjour les rhumes le lendemain. Oh, une chemise hawaïenne. Comme je les aime, celles-là, avec leurs moelleux motifs… J’avoue qu'il fait moins frais que je pensais. En outre, les gilets que j’ai superposés me compriment la poitrine. J'espère que Tommaso n'a pas froid. Cela constituerait un indice : a-t-il emporté son manteau?

Le placard déborde de savons et de rouleaux de papier hygiénique. Du linge sale traîne sur le carrelage. Bizarre. D’habitude, Tommaso prend la peine de placer ses vêtements dans le panier. Son costume mérite un bon nettoyage. Je parie qu’il n’a même pas vidé les poches de son pantalon! Tiens, son portefeuille. Ses clés? Mais… c’est Tommaso. Il se repose sur le sol de la salle de bains. Il ne faut surtout pas que je le dérange. Pauvre Tommo, il s’épuise vite, à présent. Mon chéri… Tel que je le redoutais, il a froid : sa peau est glacée contre mes lèvres.

Là, je t'ai apporté notre édredon. Ainsi tu es bien couvert. Dors, mon cœur...

On s’installait parfois comme ça, avant. On s'emmitouflait sous l'édredon pour une douillette soirée-télé. Une sensation merveilleuse. On pourra peut-être regarder un film, lorsqu’il sera réveillé.

Tommaso chéri que j’aime tant.




photo ©  Cody Board

La Rage dans les roues

Aux côtés de Korn, Sal conduit vite, bien qu'une fine couche de neige couvre la route. Il faut dire que Sal manœuvre le véhicule à la perfection. C'est un concours de circonstances s'il se retrouve au volant d'une camionnette: piloter une Formule 1 correspondrait mieux à ses capacités.
Sal conduit vite, bien qu'une fine couche de neige couvre la route.

Le feu passe au vert. Ils virent à gauche, s'engageant sur le boulevard.
Une petite dame traverse la chaussée. Souriante, dans son droit, elle marche d'un pas alerte. Pareille occasion ne se rate pas, pense Sal en se dirigeant vers elle. La piétonne reste calme. Assurément, la fourgonnette ralentira sous peu. Elle agite le bras à leur intention, comme pour dire: «Salut les gars, je termine, puis c'est à vous!»

Sal ressent une bouffée d'excitation. Surtout, éviter la pédale de frein. Le jeu démarre vraiment maintenant. Korn et lui, hilares, méprisent la dame saisie de peur. La jolie bouche s'ouvre en un cri, éveillant quelque chose entre les jambes du conducteur. S'imaginant sur un circuit, Sal calcule. En cas de freinage brusque, la neige pourrait dévier sa trajectoire. Or, il faut en tenir compte: la panique cloue parfois les gens sur place. Il verra — on n'en est pas là. Bingo. À une poignée de secondes de l'impact, la piétonne recule. Répulsion et incrédulité déforment ses traits. «Gagné», dit Sal en levant la main vers Korn, qui y accole la sienne.

Pour se rendre à l'entrepôt, ils virent de nouveau à gauche, empruntant l'avenue du Parc. Quelle chance! Au niveau de Milton, une dame blonde pose un pied sur le passage clouté. Pas de feu tricolore à cet endroit; la loi leur facilite la tâche. La piétonne repère le véhicule, jauge la situation. La camionnette se déplaçant lentement, elle a largement le temps de traverser. Poursuivant sa progression, elle franchit le premier tiers du passage. C'est le moment que Sal choisit pour accélérer.

Il ne sait pas pourquoi, il se met à songer à Giovanna. Giovanna n'est pas blonde. Ses boucles brunes lui donnent l'air dur. Pourtant, sa femme appartient au genre doux, voire chiffe molle, pense-t-il, mi-moqueur, mi-dégoûté. Elle ferait n'importe quoi pour lui. Sauf teindre cette satanée tignasse de jour sans pain. 

Confiante en les règles élémentaires de la circulation, la dame avance sans se préoccuper de la fourgonnette — sans se préoccuper de Sal. Révolté, ce dernier augmente encore la vitesse. «Ooh!» dit Korn, comme on commanderait à un cheval fougueux. Sal n’écoute pas: il n'a toujours pas croisé le regard de la femme blonde. Pourquoi ne le sent-elle pas? Trop bien pour moi? se demande Sal. Peut-être pour s'approprier un peu de cette blondeur, il accélère davantage. L'excitation qui accompagne habituellement le jeu, cette fois, il ne la sent pas. En général, lorsque les piétons restent sereins, le divertissement perd sa saveur; dans ce cas Korn et lui ralentissent. Mais Sal est déchaîné. Il ne cèdera pas. La femme doit le regarder: il veut lire la peur dans ses yeux. Il s'approche dangereusement d'elle.

Lorsque la piétonne le remarque enfin, il est trop tard. La camionnette heurte le corps de plein fouet. Le beau visage auréolé de boucles blondes s'encastre sur le pare-brise. Malgré la coulée de sang sur le côté gauche, Sal reconnaît Giovanna. Alors il se souvient. Les cent vingt dollars, une histoire de rendez-vous chez le coiffeur — une surprise, soi-disant. Toutes les mêmes.


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Ma Petite Chambre en Vendée

En dépit de la multiplication des options de logements abordables, j’étais resté fidèle à Madame Zinaïda. À raison de deux séjours annuels de trois nuits, j’avais tissé une relation avec la dame âgée, qui dissimulait sa gentillesse derrière une façade stricte, limite bourrue. Huit ans quand même: je suis un homme d’habitudes.

J’aimerais être un homme d’habitude, au singulier. Parfois, je me transformerais en femme. Je prendrais plaisir à me vêtir différemment, j’étudierais la réaction des gens. J’avais un jour croisé un individu aux cheveux coupés à ras; il arborait une barbe et une moustache discrètes, à la Steve Jobs. D’ailleurs, il portait un pull à col roulé noir. Et bien, dessous, c’était jupe droite jusqu’aux genoux, noire, avec des leggings et des Doc Martens de la même couleur. Et ça passait parfaitement: à part moi, personne ne le regardait. Mais je dérive de mon histoire. Pardon.

Je retrouvai l'aimable petite pièce

Oui, je m’offrais chaque année deux courts séjours en Vendée, consacrés exclusivement à ces occupations: promenade, lecture, et réflexion — parce que j’en avais besoin. Loin de Nathalie, loin des enfants; l’occasion d’une sorte de pause, pendant laquelle je restais joignable en cas d’urgence.

Cette année-là, Zinaïda m’accueillit avec affabilité. Son sourire révélait la douceur que j’y avais vue poindre au fil du temps. Le logement ne proposait qu’une seule chambre en location et je retrouvai l'aimable petite pièce, la fenêtre à carreaux cernée de rideaux tissés rouge et blanc, le bureau de bois et le lit si confortable. Je déballai mes affaires. Pas grand-chose en réalité, à peine une tenue de rechange, des produits de soin corporel, un livre et mon journal intime. Mon téléphone pour unique écran. Ensuite je descendis et, conformément à la tradition, je demandai à Mme Zinaïda si elle souhaitait se joindre à moi aux alentours de vingt-deux heures, pour un pousse-café. Elle accepta. Oiseau de nuit, la dame se couchait tard, se levait tôt, et accomplissait une sieste entre quatorze et seize heures. Je connaissais.

J’avais dîné avant d’arriver, et je m’installai dans le boudoir adjacent au vestibule, un minuscule arrangement composé d’un divan et de fauteuils réservés aux visiteurs. Je scrutais chaque fois les étagères garnies de livres — par quel concours de circonstances les ouvrages avaient-ils atterri ici? Ce Danielle Steel, était-ce un oubli de précédents vacanciers? Ou appartenait-il à la collection personnelle de Zinaïda? À moins qu’elle l’ait reçu en cadeau? Et ce titre de Zygmunt Bauman, alors? Se pouvait-il qu’une même personne ait lu et apprécié deux auteurs a priori si différents? J’adore plancher sur ce type d'énigmes.

Quelques journaux traînaient sur un coin de la table basse. D’ordinaire, je me passe de leur lecture, mais la gazette d’un village, c’est parfois sympa à feuilleter. Les nouvelles sont moins glauques. Le lectorat trouve de l’intérêt au rassemblement hebdomadaire de confection de compote ou à la naissance de jumeaux. Pas besoin d’avoir assassiné ses voisins ou de jongler avec les prix Nobel pour faire la une. Page quatre s’étalait un petit hommage à ma logeuse. Une photo, probablement prise par quelqu’un qui ne la connaissait pas très bien, la présentait sous un jour austère. L’auteur rappelait les origines russes de la dame, son arrivée en France cinquante-trois ans plus tôt, sa profession de chimiste. S’il fallait en croire l’article, Mme Zinaïda était décédée dans son sommeil, dix jours auparavant. Aussi ne fus-je pas étonné lorsque, contrairement à ce que nous avions convenu, elle ne me rejoignit pas pour le pousse-café.



Photo © Jonathan Borba

Consécration

Blanche patiente devant le bureau du directeur littéraire. Étreignant le paquet de feuilles contre sa poitrine, elle réfléchit. Le mois précédent a paru le livre d'un auteur en qui elle croyait, mais les ventes s'avèrent catastrophiques et les critiques, odieuses. Pas un seul libraire ne semble vouloir défendre l'ouvrage. Une telle unanimité est rarissime.
Cependant, on doit à Blanche la révélation des vedettes Rodrigue Rothmans et Cécilie Calmont. Les deux écrivains composent des histoires qui fonctionnent, rédigées dans un style accessible. S'ils ne séduisent que cinquante pour cent de la critique, ils sont néanmoins devenus des phénomènes d'édition. Au sommet des ventes en permanence, traduits en trente-quatre langues, ils publient un nouveau titre chaque année. L'éditrice dispose donc d'une marge d'erreur.
Elle frappe à la porte.

Traduits en trente-quatre langues, ils publient un nouveau titre chaque année.

— Oui?
— Salut André.
— Oui, salut Blanche. Qu’y a-t-il? Je dois achever plusieurs présentations pour cet après-midi. En même temps, j'essaie de convaincre Jean de parcourir ton dernier engouement, dans l'espoir qu'il en dise un bon mot. Je présume que ma réserve de Moët et Chandon va y passer.
— Oh... vraiment?
— J'exagère à peine; tu saisis l'idée. Je conçois qu'après tout ce qu'on en dise, il préfère s’abstenir. Dans le fond, peut-être que ça intéresserait quelqu'un comme Fred. Il aime le contre-courant.
— Pourquoi pas, dit l'éditrice. Je ne l'envisageais pas au départ. Enfin, si tu ne vois personne d'autre, je ne vais pas faire la fine bouche.

André tend la main vers le manuscrit.

— Alors?
— Je te présente la prochaine Agatha Christie, annonce Blanche.
— Mais non, mais non! Agatha Christie, c'est fini aujourd'hui... trop long, trop lent... et puis, ces intrigues entortillées qu'on ne peut démêler qu'avec une boule de cristal!
— Précisément. Ici, on a du court, passionnant et bien écrit. Comme Agatha, Eugénie sera aimée de tous.
— Eugénie? Il va falloir qu'elle change son prénom.
— Je ne sais pas, reprend Blanche. Écoute son nom complet: Eugénie Dufresne. Plutôt pas mal, non?
— Oui, bah, le nom, ça ne fait pas tout. Je jetterai un œil quand je pourrai, dit André en se renfonçant dans son fauteuil.

Blanche se retire en prenant soin de fermer derrière elle. Elle passe dans son bureau, attrape son sac et sort se restaurer. Elle commanderait bien une coupe de champagne, mais considère le geste prématuré.


Commodément installé à l'arrière de la voiture, un espresso à la main, André Glemm se dirige vers le Ritz. Il feuillette le manuscrit soumis par sa collègue. Tout à coup, il signale au chauffeur de faire demi-tour. Il ordonne à son secrétaire d'annuler ses rendez-vous et se barricade dans son bureau. Une heure plus tard, il surgit devant Blanche.

— Tu l'as déjà appelée?
— Oui, André, répond-elle avec un grand sourire.
— Comment est-elle?
— Bon contact. Sympathique, vive d'esprit. Et elle a l'air équilibrée.
— Ce qui ne gâche rien. Tu as cédulé une rencontre?
— Pas encore. Et puis, elle habite à Rome.

Il faut sécuriser le contrat au plus tôt. Pas question que Mademoiselle Dufresne s'en aille combler un concurrent. Blanche et André discutent avec ardeur jusque passé huit heures du soir. Ils s'envolent pour Rome le lendemain. Lorsqu'ils regagnent Paris, le contrat est signé.

Il n'y a pas une minute à perdre: le livre sortira avant les fêtes. Eugénie travaille d’arrache-pied. Elle apporte les modifications suggérées par son éditeur. La maison accordera un budget conséquent à la publicité, en vue d'étouffer le récent échec commercial. Sept mois plus tard, le recueil paraît, impeccable.

En dépit d'une poignée de critiques pernicieuses, le livre connaît un succès fracassant. Dès le début de décembre, il obtient la première place dans les palmarès. En juin, les ventes atteignent les cinq cent mille exemplaires. Eugénie Dufresne mène une longue et fructueuse carrière chez Vaudagne. Ses compositions procurent du plaisir à des millions d'individus.

Elle ne déménage pas à Paris.



Photo © Joyce Hankins

Dans l'Aquarium

— Je l'ai gagné il y a quelques années, à une fête foraine, dit Rossler avec fierté.
— Ah bon. Je ne pensais pas qu'ils pouvaient vivre si longtemps, dit Arguedas. Vous changez l'eau souvent?
— Toutes les semaines. Ça saute aux yeux qu'il aime ça.
— Comment avez-vous fait pour trouver un aquarium aussi vaste? Ils en avaient sur place?
— Oui, je l'ai acheté à la fête. J'avais une fourgonnette à cette époque, c'était pratique.


Arguedas se gratte l'oreille puis tire sur son cigare.
— C'était une troupe itinérante, non loin de Sete Lagoas, juste?
— Oui. Comment le savez-vous?

Arguedas avance d'un pas. Il domine largement l'autre, qui comprend soudain à qui il a affaire. Tremblant comme une feuille, Rossler demande:
— C'était vous, n'est-ce pas?
— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
— Écoutez, je ne sais pas ce que vous voulez, ni comment vous avez fait pour remonter jusqu'à moi, mais je propose qu'on en discute, comme deux hommes civilisés.

Le rire lugubre d'Arguedas ricoche sur les murs du salon.
— Civilisés? Avez-vous bien regardé ce qui flotte dans votre aquarium, enfermé entre quatre vitres, avec à peine assez de place pour se retourner?

Rossler n'a plus l'air aussi fier.
— On me l'a donné. Je l'ai gagné! Il est à moi.
— Vous n'avez jamais songé à le libérer?
— C'est que... avec sa peau toute fripée, et puis il a tellement gonflé... je ne pense pas qu'il pourrait reprendre une vie normale.
— Ah non? Moi, je crois que c'est toi qui ne vas pas reprendre une vie normale.

Et pan! Arguedas fait feu. Rossler s'écroule. Le visiteur tire une seconde fois et l'aquarium se brise en mille morceaux. Dans un dernier souffle, l'homme boursouflé crache un peu d'eau.



photo © Hao Rui